Examen de la Türkiye au Comité des droits de l’homme : sont notamment abordés la proportionnalité des dérogations au Pacte pendant les deux années de l'état d'urgence et les enlèvements extraterritoriaux d’opposants
Le Comité des droits de l’homme a examiné, hier après-midi et ce matin, le rapport soumis par la Türkiye au titre du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Au cours du dialogue noué entre les experts membres du Comité et la délégation venue soutenir ce rapport, un expert a d’emblée relevé que la situation de la Türkiye n’était pas facile, car elle est le pays qui compte le plus grand nombre de réfugiés au monde et, en février 2023, elle a subi un tremblement de terre dévastateur.
S’agissant de la tentative de coup d’État à laquelle le pays a été confronté en 2016, un expert a déclaré que la Türkiye avait été très diligente s’agissant de la déclaration de l’état d’urgence, des mesures urgentes prises dans ce contexte et de la notification de la levée de l’état d’urgence. La question réside dans la proportionnalité des mesures urgentes prises contre de nombreux fonctionnaires, des organisations de la société civile ou encore le secteur universitaire, a-t-il souligné. Il a en outre constaté qu’en 2016 la Cour suprême turque s’était déclarée non compétente pour évaluer la légalité de ces mesures, de sorte qu’en pratique, les personnes se sont ainsi trouvées privées de voies de recours en cas d’allégation de violation de leurs droits. Le Comité est préoccupé par l'absence de procédure régulière pendant l'état d'urgence, a-t-il insisté, relevant que les décrets d'urgence n'ont pas fait l'objet d'un contrôle judiciaire, que ce soit par les tribunaux administratifs ou par la Cour constitutionnelle.
Selon l'État partie, 8651 militaires ont participé à la tentative de coup d'État ; mais de nombreux rapports crédibles indiquent que les décrets d'urgence ont entraîné le licenciement de plus de 130 000 employés du secteur public – fonctionnaires de police, universitaires, juges et procureurs – dont bon nombre ont été reconnus coupables d'infractions pénales, a fait observer l’expert. La Commission d’enquête sur l’état d’urgence a reçu plus de 125 000 demandes relatives à des plaintes concernant les mesures d’urgence, mais elle en a rejeté plus de 85%, a-t-il ajouté.
Le Comité est en outre préoccupé par la « transposition troublante » des décrets d'urgence dans la législation ordinaire, a d’autre part fait savoir ce même expert. Ainsi, la loi n°7145, adoptée après la fin de l'état d'urgence, accorde au Gouvernement le pouvoir de révoquer tout fonctionnaire, juge ou procureur sur la seule base d'un lien avec un groupe identifié par le Conseil national de sécurité, a fait observer l’expert, avant que la délégation n’indique que cette loi avait été abrogée.
Une experte membre du Comité a mentionné des tentatives d’enlèvement à l’étranger d’opposants politiques ou de journalistes critiques à l’encontre du Gouvernement, ainsi que l’instrumentalisation des notices rouges d’Interpol contre ces mêmes personnes. Un autre expert a quant à lui fait état d’informations selon lesquelles « il existe une pratique systématique d'enlèvements extraterritoriaux et de retours forcés de personnes prétendument associées au mouvement Hizmet/Gülen, parrainée par l'État turc ». Une experte a regretté qu’après le décès de Fethullah Gülen, le 20 octobre dernier, le Gouvernement ait entrepris de censurer des journalistes et d’autres utilisateurs de réseaux sociaux ayant fait part de leurs condoléances, et les ait menacés de poursuites au titre de la loi antiterroriste.
Un expert a par ailleurs estimé que le cadre juridique turc ne protégeait pas pleinement contre la discrimination pour tous les motifs couverts par le Pacte, en particulier pour ce qui concerne les personnes LGBTQ, les personnes handicapées et les minorités religieuses et ethniques ; il a aussi fait état d’informations parvenues au Comité concernant des discriminations à l'encontre des communautés kurdes.
D’autres questions ou préoccupations des experts du Comité ont notamment porté sur l’indépendance du pouvoir judiciaire, le délit d’insulte au Président – que la Cour européenne des droits de l'homme a jugé incompatible avec le droit à la liberté d'expression –, les restrictions au droit à la défense dans les affaires de terrorisme, et les conditions de détention dans les prisons turques.
Présentant le rapport de son pays, l’Ambassadrice Havva Yonca Gündüz Özçeri a rappelé que la Türkiye avait été confrontée à une tentative de coup d'État en 2016 et que, restaurer la démocratie et protéger les droits et libertés fondamentaux du peuple turc, l'état d'urgence avait été déclaré peu après et approuvé par le Parlement, le 21 juillet 2016. Tout au long de cet état d'urgence, en maintenant sa coopération avec les Nations Unies et le Conseil de l'Europe, la Türkiye a respecté les principes de nécessité et de proportionnalité, a assuré Mme Gündüz Özçeri.
L’Ambassadrice a ensuite décrit le programme de réformes mené par son pays, citant notamment la publication de la stratégie de réforme judiciaire en 2019, dont les principaux résultats sont notamment l’introduction du droit d'appel pour certains délits affectant la liberté d'expression et le fait que la torture est désormais un motif de licenciement de la fonction publique. Sur cette base, le Gouvernement travaille au plan d'action pour les droits de l'homme 2024-2028 et à une nouvelle stratégie de réforme judiciaire, a fait savoir l’Ambassadrice.
Mme Gündüz Özçeri a d’autre part mis en avant le fait que la Türkiye appliquait une politique de « tolérance zéro » s’agissant de la violence à l'égard des femmes, ce dont témoigne en particulier la promulgation de la loi n°6284 sur la protection de la famille et la prévention de la violence à l’égard des femmes. À ce titre, l'infraction commise à l'encontre d'un conjoint, d'un ex-conjoint ou d'une femme est désormais considérée comme un crime aggravé, et les peines minimales pour les homicides intentionnels ou menaces à l'encontre des femmes ont été alourdies.
Mme Gündüz Özçeri a par ailleurs insisté sur le fait que son pays accueillait la plus grande population de réfugiés au monde. La loi sur les étrangers et la protection internationale a été promulguée en avril 2013 : avec ce texte, le principe de non-refoulement, qui était déjà respecté par la Türkiye, a acquis une base juridique pour les personnes risquant d’être soumises à la torture ou à un traitement inhumain similaire, a souligné l’Ambassadrice.
La délégation turque était également composée, entre autres, de nombreux représentants des Ministères des affaires étrangères, de la justice, de l’intérieur, de la défense nationale, de la santé, de l’éducation ainsi que de la famille et des services sociaux.
S’agissant de l’état d’urgence, la délégation a assuré, au cours du dialogue, que les autorités turques avaient, face à la tentative violente de coup d’État [de 2016], réagi dans le respect des principes démocratiques modernes. L’état d’urgence a été appliqué de manière proportionnée pour préserver l’ordre constitutionnel, a-t-elle déclaré. Les lois et décrets adoptés à cette occasion ont été soumis à un contrôle politique et à un contrôle judiciaire, a ajouté la délégation.
Les fonctionnaires ont des devoirs et l’État attend d’eux qu’ils soient loyaux, en particulier qu’ils soient impartiaux et s’abstiennent d’agir contre l’intégrité de l’État, a poursuivi la délégation. Dans ce contexte, les liens de fonctionnaires avec des organisations terroristes menacent l’ordre public et justifient le licenciement rapide des fonctionnaires concernés, a-t-elle déclaré. Les décisions dans ce domaine peuvent faire l’objet de recours et la Commission d'enquête sur l'état d'urgence elle-même a prononcé des annulations de licenciements, a ajouté la délégation.
Le Comité adoptera ultérieurement à huis clos ses observations finales sur le rapport de la Türkiye et les rendra publiques à l’issue de sa session, le 7 novembre prochain.
Lundi prochain, 28 octobre, à 15 heures, le Comité entamera l’examen du rapport de l’Équateur.
Examen du rapport de la Türkiye
Le Comité est saisi du deuxième rapport périodique de la Türkiye (CCPR/C/TUR/2), établi sur la base d’une liste de points à traiter soumise au pays par le Comité.
Présentation
Dans des remarques introductives, M. BURAK AKÇAPAR, Représentant permanent de la Türkiye auprès des Nations Unies à Genève, a souligné que depuis douze ans la Türkiye avait eu à cœur de défendre et de promouvoir les valeurs démocratiques et les droits de l'homme, alors même que les régions voisines connaissent des guerres et des conflits, une érosion claire de l'ordre international et des violations flagrantes des droits de l'homme et du droit humanitaire international.
Le Représentant permanent a par ailleurs rappelé que la Türkiye avait dû se défendre contre des organisations terroristes opérant sur son territoire et au-delà de ses frontières, notamment le PKK/PYD/YPG, le DHKP-C et Daesh. Parallèlement, a-t-il ajouté, le pays a été confronté à l'afflux de personnes déplacées le plus important au monde, plusieurs millions de personnes s’y étant réfugiées, ainsi qu’à une tentative de coup d’État puis à la pandémie.
Le Représentant permanent a ensuite présenté la délégation de son pays puis a cédé la parole à la cheffe de la délégation, l’Ambassadrice HAVVA YONCA GÜNDÜZ ÖZÇERI.
Mme Gündüz Özçeri a rappelé qu’en juillet 2016, son pays avait été confronté à une tentative de coup d'État organisée et perpétrée par le FETÖ, organisation terroriste qui a tenté de s'emparer de l'État turc, de suspendre la Constitution et de prendre le contrôle du gouvernement démocratiquement élu. Les actes terroristes perpétrés par le FETÖ cette nuit-là ont coûté la vie à 251 citoyens turcs et en ont blessé plus de 2000. Plusieurs institutions représentant la volonté du peuple turc, en premier lieu le Parlement, ont été vivement attaquées. Pour restaurer la démocratie et protéger les droits et libertés fondamentaux du peuple turc, l'état d'urgence a été déclaré peu après et a été approuvé par le Parlement, le 21 juillet 2016, a rappelé l’Ambassadrice. Tout au long de cet état d'urgence, en maintenant sa coopération avec les Nations Unies et le Conseil de l'Europe, la Türkiye a agi conformément à ses obligations internationales en matière de droits de l'homme et a respecté les principes de nécessité et de proportionnalité, a-t-elle ajouté. Un bon exemple de cette étroite coopération internationale est la création de la Commission d'enquête sur l'état d'urgence, chargée d'examiner les requêtes contre les actes administratifs accomplis pendant cette période, a-t-elle souligné, avant de rappeler que la Türkiye a mis fin à l'état d'urgence le 19 juillet 2018.
Depuis lors, la Türkiye s'est penchée sur son programme de réformes, a poursuivi Mme Gündüz Özçeri, qui a notamment cité la publication de la stratégie de réforme judiciaire en 2019 et l’adoption subséquente de huit paquets de réformes judiciaires. Le plan d'action pour les droits de l'homme pour la période 2021-2023 a été annoncé en 2021 : il a été méticuleusement mis en œuvre dans le cadre de la vision « Individu libre, société forte, Türkiye plus démocratique ». De plus, l'Institution nationale des droits de l'homme et de l'égalité a été créé, qui est accréditée par l’Alliance mondiale des institutions nationales de droits de l’homme avec le statut B, a indiqué l’Ambassadrice.
Les principaux résultats de ces deux réformes sont notamment l’introduction du droit d'appel pour certains délits affectant la liberté d'expression ; le fait que la torture est désormais un motif de licenciement de la fonction publique ; ou encore, pour prévenir les longues détentions préventives, des amendements apportés au Code de procédure pénale mettant l'accent sur l'utilisation de la détention en dernier recours, a précisé Mme Gündüz Özçeri.
De plus, a-t-elle fait valoir, le délai de réponse administrative (également connu sous le nom de « refus implicite ») a été réduit de 60 à 30 jours, en vue de garantir la prévisibilité juridique et la transparence du travail de l'administration. Quant aux droits des victimes, ils ont été renforcés et une unité indépendante a été créée au sein du Ministère de la justice pour fournir des services dans ce domaine.
En ce qui concerne les élections, le seuil électoral national a été ramené de 10% à 7% afin d'accroître la représentation démocratique, a poursuivi la cheffe de délégation.
S’agissant des droits des différents groupes religieux et sectaires, plusieurs règlements ont été mis en œuvre pour protéger les droits des citoyens alévis et bektashi, et des améliorations ont été apportées aux droits des non-musulmans afin de faciliter l'accès à la propriété foncière, a indiqué Mme Gündüz Özçeri.
Sur la base de toutes ces réalisations, le Gouvernement travaille actuellement au nouveau plan d'action pour les droits de l'homme 2024-2028 et à une nouvelle stratégie de réforme judiciaire, a fait savoir l’Ambassadrice.
Mme Gündüz Özçeri a d’autre part mis en avant le fait que la Türkiye appliquait une politique de « tolérance zéro » s’agissant de la violence à l'égard des femmes, ce dont témoigne en particulier la promulgation de la loi n°6284 sur la protection de la famille et la prévention de la violence à l’égard des femmes. À ce titre, a notamment fait savoir la cheffe de délégation, l'infraction commise à l'encontre d'un conjoint, d'un ex-conjoint ou d'une femme est désormais considérée comme un crime aggravé ; et les peines minimales pour les homicides intentionnels ou menaces à l'encontre des femmes ont été alourdies.
Mme Gündüz Özçeri a enfin insisté sur le fait que son pays, qui accueille la plus grande population de réfugiés au monde, était déterminé à poursuivre ses efforts pour gérer la migration irrégulière et lutter contre le trafic de migrants. Au terme d'un processus transparent impliquant toutes les parties prenantes nationales et internationales, la loi sur les étrangers et la protection internationale a été promulguée en avril 2013 ; avec cette nouvelle loi, le principe de non-refoulement, qui était déjà respecté par la Türkiye, a acquis une base juridique pour les personnes risquant d’être soumises à la torture ou à un traitement inhumain similaire, a souligné l’Ambassadrice.
Questions et observations des membres du Comité
Le Comité avait chargé un groupe de travail composé de cinq de ses membres d’examiner le rapport de la Türkiye : M. Carlos Gómez Martínez, M. Laurence Helfer, Mme Hélène Tigroudja, M. Koji Teraya et M. Bacre Waly Ndiaye.
M. GÓMEZ MARTÍNEZ a d’abord assuré que le Comité était conscient que la situation de la Türkiye n'est pas facile, car elle est le pays qui compte le plus grand nombre de réfugiés au monde et qu'en février 2023, elle a subi un tremblement de terre dévastateur.
M. Gómez Martínez a ensuite fait remarquer que le Plan d’action pour les droits de l’homme adopté par la Türkiye en 2021 ne contenait pas de mesures visant à garantir le fonctionnement indépendant du système judiciaire et à empêcher l'utilisation abusive de la législation antiterroriste à l'encontre de politiciens de l'opposition, de militants politiques ou de journalistes ayant exercé pacifiquement leurs droits humains.
L’expert a d’autre part relevé qu’en avril 2017 – soit pendant l'état d'urgence – un référendum avait abouti à l’approbation dix-huit amendements constitutionnels ayant considérablement élargi les pouvoirs de l'exécutif. En conséquence, le Président a commencé à faire usage de sa capacité à promulguer des lois et à procéder à des nominations au sein du pouvoir judiciaire, en contournant le Parlement et les procédures de contrôle au sein du pouvoir judiciaire, a fait observer M. Gómez Martínez. La Commission européenne pour la démocratie par le droit du Conseil de l'Europe [ndlr : ou Commission de Venise] a conclu que ces amendements risquent d’aboutir à un système dans lequel la séparation des pouvoirs et l'indépendance du pouvoir judiciaire ne seraient pas garanties, a-t- il souligné.
L’expert a par ailleurs estimé que la formulation des articles 1 et 2 de la loi antiterroriste (définition de la terreur et du délinquant terroriste) permettait une interprétation et une application trop vastes de la loi et n'offraient pas une protection suffisante contre l'arbitraire. Le Comité a reçu des informations selon lesquelles ces dispositions sont utilisées contre les défenseurs des droits de l'homme, a indiqué M. Gómez Martínez. Il a en outre fait part de préoccupations relatives aux risques que la loi n°7262 sur la prévention du financement de la prolifération des armes de destruction massive entraînerait pour l’existence des organisations non gouvernementales en Türkiye. L’expert a demandé combien d’organisations non gouvernementales avaient été suspendues en vertu de cette loi.
M. Gómez Martínez a s’est fait l’écho d’informations faisant état de restrictions au droit à la défense dans les affaires de terrorisme : des avocats, en particulier pendant l'état d'urgence, ont fait l'objet d'enquêtes, arrestations ou détentions pour suspicion d'appartenance à une organisation terroriste en vertu de l'article 314 du Code pénal, simplement pour avoir exercé leurs fonctions, a-t-il indiqué.
M. HELFER a pour sa part estimé que le cadre juridique turc ne protégeait pas pleinement contre la discrimination pour tous les motifs couverts par le Pacte, en particulier pour ce qui concerne les personnes LGBTQ, les personnes handicapées et les minorités religieuses et ethniques. Il a par ailleurs fait état d’informations parvenues au Comité concernant des discriminations à l'encontre des communautés kurdes.
Le Comité, a poursuivi M. Helfer, s'interroge sur la proportionnalité des dérogations au Pacte pendant les deux années d'état d'urgence. Selon l'État partie, 8651 militaires ont participé à la tentative de coup d'État ; mais de nombreux rapports crédibles indiquent que les décrets d'urgence ont entraîné le licenciement de plus de 130 000 employés du secteur public – fonctionnaires de police, universitaires, juges et procureurs – dont bon nombre ont été reconnus coupables d'infractions pénales, a souligné l’expert.
Le Comité est préoccupé par la « transposition troublante » des décrets d'urgence dans la législation ordinaire, a d’autre part fait savoir M. Helfer. Ainsi, la loi n°7145, adoptée après la fin de l'état d'urgence, accorde au Gouvernement le pouvoir de révoquer tout fonctionnaire, juge ou procureur sur la seule base d'un lien avec un groupe identifié par le Conseil national de sécurité. De même, le Comité est préoccupé par l'absence de procédure régulière pendant l'état d'urgence. Les décrets d'urgence n'ont pas fait l'objet d'un contrôle judiciaire, que ce soit par les tribunaux administratifs ou par la Cour constitutionnelle. La Commission d’enquête sur l’état d’urgence a reçu plus de 125 000 demandes relatives à des plaintes concernant les mesures d’urgence, mais a rejeté plus de 85% d'entre elles, a relevé l’expert.
M. Helfer a fait part d’autres préoccupations relatives à l’impunité d’auteurs de faits de corruption en Türkiye, y compris après le tremblement de terre de 2023.
M. Helfer a ensuite déclaré que la Türkiye avait été très diligente s’agissant de la déclaration de l’état d’urgence, des mesures urgentes prises dans ce contexte et de la notification de la levée de l’état d’urgence. La question réside dans la proportionnalité des mesures urgentes prises contre de nombreux fonctionnaires, des organisations de la société civile ou encore le secteur universitaire, a-t-il souligné. Il a en outre constaté qu’en 2016 la Cour suprême turque s’était déclarée non compétente pour évaluer la légalité de ces mesures, de sorte qu’en pratique, les personnes se sont ainsi trouvées privées de voies de recours en cas d’allégation de violation de leurs droits.
M. Helfer a d’autre part demandé si l'État envisageait de publier des lignes directrices claires à l'intention des procureurs et des juges afin de garantir que l'exercice légitime de la liberté d'expression ne soit pas entravé par des allégations criminelles en l'absence de preuves concrètes.
M. Helfer a ensuite relevé que dans l'affaire Vedat Şorli de 2021, la Cour européenne des droits de l'homme avait estimé que le délit d'insulte au Président, tel qu’existant en Türkiye, était incompatible avec le droit à la liberté d'expression. Malgré cette décision, selon certaines informations, plus de 68 000 personnes ont été récemment poursuivies pour ce délit et d’autres liés à la diffamation, a regretté l’expert.
Le Comité, a poursuivi M. Helfer, a reçu de nombreuses informations crédibles selon lesquelles, pendant l'état d'urgence, au moins 1700 associations et fondations ont été définitivement fermées. Le Comité est préoccupé par l'absence de contrôle judiciaire et de procédure régulière concernant ces fermetures, a-t-il indiqué.
M. Helfer, rappelant que de nombreuses personnes avaient eu des ennuis avec la justice pour avoir utilisé l’application de communication ByLock, s’est d’autre part étonné que la Türkiye criminalise aussi le simple téléchargement de l’application de communication Signal.
L’expert a par ailleurs insisté sur l’importance de l’application concrète des lois et politiques pour donner effet aux dispositions du Pacte.
Pour sa part, MME TIGROUDJA a fait état de chiffres reçus par le Comité selon lesquels le nombre de féminicides commis chaque année en Türkiye reste très élevé, avec notamment plus de 300 femmes tuées par leur compagnon en 2023 ; entre 2012 et 2023, au moins 33 600 femmes seraient mortes dans un contexte de violence intra-familiale ou crimes dits d’honneur, a-t-elle ajouté. Cette violence aurait été normalisée, voire encouragée par le retrait de la Türkiye, en 2021, de la Convention d’Istanbul [Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique], s’est inquiétée l’experte.
Mme Tigroudja a ensuite déploré des fouilles intégrales et des viols commis contre des femmes détenues par des agents masculins, ainsi que des refus de soins opposés à des femmes arrêtées et détenues parce que soupçonnées d’appartenir au mouvement Gülen.
S’agissant de la liberté de mouvement, l’attention du Comité a été attirée sur plusieurs problèmes de nature très différente mais en lien avec la tentative de coup d’État de 2016, a poursuivi l’experte, citant, en particulier, l’interdiction de voyage ou l’obligation de demander l’autorisation pour pouvoir quitter le territoire pour les universitaires, fonctionnaires et même étudiants soupçonnés d’avoir participé à la tentative de coup d’État ou d’appartenir au mouvement Gülen.
Mme Tigroudja a dénoncé des tentatives d’enlèvement à l’étranger d’opposants politiques ou de journalistes critiques à l’encontre du Gouvernement, ainsi qu’une « instrumentalisation des notices rouges d’Interpol » contre ces mêmes personnes. Il a par la suite demandé s’il était vrai que les membres des services secrets turcs bénéficient d’une immunité de fait en cas d’enlèvements d’opposants à l’étranger.
S’agissant de la situation des réfugiés, l’experte a demandé quelles mesures étaient prises pour garantir, en pratique, le respect du principe de non-refoulement et le droit à l’examen individuel des demandes de protection internationale.
Mme Tigroudja a voulu savoir pourquoi la Cour de cassation refusait systématiquement d’appliquer les arrêts de la Cour constitutionnelle concernant les questions d’immunité parlementaire, d’arrestation de membres du Parlement et de détention de parlementaires de l’opposition.
L’experte a cité un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme – l’arrêt Selahattin Demirtas (n° 2) - concluant à la violation, par la Türkiye, du droit de se porter candidat à des élections ainsi qu’à la violation de la liberté individuelle.
M. TERAYA a lui aussi fait état d’informations selon lesquelles « il existe une pratique systématique d'enlèvements extraterritoriaux et de retours forcés de personnes prétendument associées au mouvement Hizmet/Gülen, parrainée par l'État turc », dont l'enlèvement de Selahaddin Gülen au Kenya en 2021 serait la preuve. Il a voulu savoir quelles procédures étaient en place contre de telles infractions, et ce qu’il en était du droit à la vérité, y compris en ce qui concerne les disparitions survenues dans les années 1980 et 1990.
M. Teraya a par ailleurs fait état d’un problème de surpopulation dans les prisons turques, ainsi que de préoccupations concernant le manque d'accès des détenus à la santé, à l'hygiène et aux loisirs. De plus, a-t-il relevé, il n'y a pas eu de réponse concernant les résultats des enquêtes sur les décès de personnes détenues, y compris le cas de Mustafa Kabakçıoğlu.
M. Teraya a fait part d’autres préoccupations concernant les pouvoirs étendus conférés à l’agence nationale de renseignement (MIT) et concernant la surveillance à grande échelle des communications téléphoniques par le Gouvernement.
M. NDIAYE a demandé combien de poursuites avaient été engagées pour des faits de torture, et avec quels résultats, depuis l'abolition de la prescription des crimes de torture. L’expert a aussi voulu savoir si des membres des forces de l’ordre avaient été suspendus ou démis de leurs fonctions puis renvoyés devant un juge à la suite de plaintes reçues par la Commission de surveillance de l’application de la loi.
M. Ndiaye a par ailleurs voulu savoir si les personnes poursuivies pour terrorisme bénéficiaient de l’assistance d’un avocat et s’est enquis des garanties existantes concernant l’accès à un procès équitable dans les affaires de terrorisme.
M. Ndiaye a également voulu savoir si les révocations de magistrats après le coup d’État avaient compromis l'indépendance de la justice et si les procédures avaient respecté les garanties d'un procès équitable, en particulier en ce qui concerne la présomption d'innocence et l'absence de pression politique.
M. Ndiaye a aussi voulu savoir ce qui était fait pour que les poursuites intentées contre des défenseurs des droits de l'homme – comme dans le cas d'Osman Kavala dans les évènements du Parc Gezi –, de même que contre des journalistes, des avocats et des politiciens de l'opposition kurde, soient fondées sur des preuves tangibles d’une infraction pénale, plutôt que sur leur engagement en faveur des droits humains.
M. Ndiaye s’est en outre enquis des mesures prises pour répondre aux allégations de torture et de mauvais traitements infligés à des détenus accusés d'affiliation avec le mouvement güleniste.
Une autre experte membre du Comité a regretté qu’après le décès de Fethullah Gülen, le 20 octobre, le Gouvernement ait entrepris de censurer des journalistes et d’autres utilisateurs de réseaux sociaux ayant fait part de leurs condoléances, et les ait menacés de poursuites au titre de la loi antiterroriste.
M. Gómez Martínez et Mme Tigroudja ont regretté ce qu’ils ont qualifié de « non-respect systématique » par la Türkiye des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme. L’experte a demandé si la Türkiye renforcerait le pouvoir judiciaire en tant que pilier de l’état de droit, lequel est fondamental pour protéger l’espace civique et le jeu électoral démocratique.
Réponses de la délégation
La délégation a d’abord indiqué que le plan d’action pour les droits de l’homme actuel avait été élaboré au terme de consultations avec de nombreuses parties prenantes au sein du Gouvernement et de la société civile. Ce plan est mis en œuvre de manière participative et est publié sur le site web du Gouvernement, a-t-elle précisé.
S’agissant de l’état d’urgence, la délégation a assuré que les autorités avaient, face à la tentative violente de coup d’État [de 2016], réagi dans le respect des principes démocratiques modernes. L’état d’urgence a été appliqué de manière proportionnée pour préserver l’ordre constitutionnel, a-t-elle déclaré. Les lois et décrets adoptés à cette occasion ont été soumis à un contrôle politique et à un contrôle judiciaire, a ajouté la délégation.
Les fonctionnaires ont des devoirs et l’État attend d’eux qu’ils soient loyaux, en particulier qu’ils soient impartiaux et s’abstiennent d’agir contre l’intégrité de l’État, a poursuivi la délégation. Dans ce contexte, les liens de fonctionnaires avec des organisations terroristes menacent l’ordre public et justifient le licenciement rapide des fonctionnaires concernés, a-t-elle déclaré. Les décisions dans ce domaine peuvent faire l’objet de recours et la Commission d'enquête sur l'état d'urgence elle-même a prononcé des annulations de licenciements, a-t-elle souligné.
La définition du terrorisme, ou de la terreur, est contenue dans la loi antiterroriste, tout comme les définitions d’organisation terroriste et de terroriste, a d’autre part souligné la délégation. Les tribunaux supérieurs turcs suivent de près la jurisprudence européenne dans ce domaine, a-t-elle ajouté. Le fait de perturber l’ordre constitutionnel ou de soutenir des personnes qui commettent un tel acte peut relever du terrorisme, a-t-elle précisé.
La Türkiye est confrontée en permanence à la menace terroriste, a rappelé la délégation, qui a fait état d’une attaque de cette nature commise contre une base militaire à Ankara au moment même du présent dialogue avec le Comité.
Les opérations de l’armée turque en Syrie ont toutes une finalité antiterroriste, visant des organisations qualifiées de terroristes par d’autres États, y compris les États-Unis, a d’autre part affirmé la délégation.
Les organisations non gouvernementales font l’objet d’une évaluation du danger qu’elles posent en termes, notamment, de financement des activités terroristes ; mais la création d’une ONG n’est pas mise en cause par cette procédure, a d’autre part indiqué la délégation.
Nombre des associations ayant été fermées pendant l’état d’urgence ont, depuis lors, repris leurs activités, y compris des organisations actives dans les droits de l’homme, a par la suite ajouté la délégation.
La délégation a ensuite assuré que la réinsertion sociale était au cœur de la mission de l’institution pénitentiaire. Les femmes détenues sont toujours gardées et fouillées par des gardes femmes, a-t-elle en outre souligné, avant d’ajouter que les femmes détenues qui ont des enfants peuvent garder leur enfant jusqu’à six ans avec elles.
La délégation a d’autre part indiqué que le placement d’un détenu à l’isolement était une mesure limitée dans le temps et encadrée de manière médicale. Des visites médicales sont organisées au profit des détenus conformément aux règlements en vigueur ; ceux ayant besoin de services de santé peuvent être orientés dans des hôpitaux équipés pour les recevoir, a souligné la délégation.
Le Manuel pour enquêter efficacement sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (Protocole d'Istanbul) est appliqué de manière méticuleuse, a d’autre part assuré la délégation, avant d’ajouter que des formations sont organisées à l’intention du personnel de garde.
Les établissements de santé prodiguent leurs soins à toute personne, sans aucune discrimination, y compris pour des motifs liés à l’orientation sexuelle et l’identité de genre, a ensuite fait valoir la délégation. Elle a en outre rendu compte des services de santé destinés aux réfugiés.
La délégation a d’autre part mentionné plusieurs pays membres du Conseil de l’Europe qui, a-t-elle affirmé, partagent les mêmes préventions que la Türkiye au sujet de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul) et n’ont pas ratifié cet instrument. La Türkiye n’estime pas que son retrait de la Convention ait nui à la protection des femmes, a dit la délégation.
La délégation a mentionné la mise en place de programmes de prévention contre la violence envers les femmes, la collecte de statistiques dans ce domaine et l’élaboration de mesures fondées sur des données probantes. Elle a assuré que la Türkiye luttait sérieusement contre ce problème.
La lutte contre la violence envers les femmes en Türkiye s’appuie sur une volonté politique déterminée, a insisté la délégation.
Le Gouvernement a alourdi les peines encourues par les personnes ayant commis des « crimes d’honneur », a d’autre part indiqué la délégation.
S’agissant de la gestion des migrations, la délégation a indiqué que la Türkiye respectait le principe de non-refoulement et que chaque personne qui dépose une demande d’asile voit sa demande dûment traitée. La Türkiye ne procède pas à des retours forcés, a-t-elle assuré.
Les centres où sont retenues les personnes devant être extradées font l’objet de contrôles, a ajouté la délégation. D’autres explications ont été données relativement à la prise en charge des victimes de traite des êtres humains.
La loi turque interdit toute forme de discrimination dans l’accès à l’éducation, a poursuivi la délégation. Des enseignements sont dispensés en langue kurde dès que dix élèves le demandent, a-t-elle précisé, avant de souligner que la direction des écoles n’a pas reçu de plainte pour refus de dispenser des cours en kurde.
La Türkiye coopère avec le Groupe de travail des Nations Unies sur les disparitions forcées ou involontaires, a ensuite fait valoir la délégation. Les allégations de disparition forcée concernent en réalité des personnes affiliées à l’organisation terroriste FETÖ qui se cachent à l’étranger, a-t-elle assuré.
Les décrets-lois doivent être validés par le Parlement et peuvent faire l’objet d’un contrôle par la voie judiciaire, a-t-il par ailleurs été précisé. Les décrets d’urgence sont publiés au Journal officiel et examinés par le Parlement le même jour, a souligné la délégation, avant de rappeler que la Cour constitutionnelle avait annulé de très nombreux décrets.
Quant aux décisions de la Commission d'enquête sur l'état d'urgence, relevant du droit administratif, elles peuvent faire l’objet d’appels devant les tribunaux civils, a ajouté la délégation.
La délégation a ensuite décrit la procédure pour devenir juge en Türkiye, qui passe notamment par la réussite d’un examen et d’un entretien. Elle a assuré que la Türkiye, membre fondatrice de l’ONU, connaissait et respectait les exigences en matière d’indépendance de la justice, le Code pénal sanctionnant toute tentative d’influencer le fonctionnement de la justice. Le Ministère de la justice applique un système d’affections et de transferts des magistrats dans les régions administratives, a indiqué la délégation. La loi n°7145 mentionnée par M. Helfer a été abrogée, a-t-elle par ailleurs souligné.
Un tribunal pénal de haut niveau a déterminé en mai 2024 que de nouveaux éléments justifiaient la condamnation et la mise en détention de M. Demirtas, a d’autre part indiqué la délégation, avant de souligner que le Gouvernement turc coopère sur cette question avec le Conseil de l’Europe.
La Cour européenne des droits de l’homme a publié récemment un arrêt validant la manière dont la justice turque détermine si une personne appartient à une organisation terroriste, a en outre fait remarquer la délégation.
Les membres du Parlement bénéficient de l’immunité, sauf en cas d’allégation de crime grave, qui peut donner lieu à la levée de cette immunité et à une enquête, a-t-il été précisé.
La délégation a ensuite fait observer que le Pacte ainsi que la Convention européenne des droits de l’homme autorisaient des restrictions à la liberté d’expression dans certains cas. Dans ce contexte, a-t-elle souligné, les journalistes qui mènent des activités criminelles peuvent faire l’objet de poursuites.
Les technologies de l’information et des télécommunications facilitent la commission de nombreux crimes sur Internet, raison pour laquelle les autorités ont créé un système de surveillance des cartes SIM suspectes, a ensuite expliqué la délégation. L’État s’est aussi doté de moyens de suivre les flux d’argent suspects en ligne et, si nécessaire, de procéder à des saisies, a-t-elle ajouté.
La délégation a décrit les modalités régissant l’utilisation de la force par la police pendant les manifestations. Depuis quelques années, plus de 69 000 manifestations impliquant plus de 27 millions de personnes ont été organisées en Türkiye : la police a dû intervenir dans seulement trois manifestations sur mille, a précisé la délégation. Elle a expliqué les restrictions apportées à des réunions publiques des « Mères du samedi » par, notamment, la présence d’éléments extérieurs perturbateurs et par la volonté des organisateurs de manifester sur la rue Istiqlal, qui est très passante.
La Türkiye est attachée au rôle de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) dans la surveillance des élections, a d’autre part affirmé la délégation. Elle a précisé que les personnes en détention provisoire, présumées innocentes, pouvaient voter, de même que les personnes condamnées pour des crimes involontaires, alors que les personnes condamnées pour des crimes volontaires ne peuvent voter quand elles purgent leur peine en prison.
La Türkiye coopère, pour la lutte contre la corruption, avec le GRECO, le « Groupe d’États contre la corruption » du Conseil de l'Europe, et d’autres organismes internationaux, a d’autre part indiqué la délégation. La Türkiye présentera un rapport intérimaire au GRECO en 2025, a-t-elle en outre fait savoir.
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CCPR.24.025E
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