Fil d'Ariane
LE COMITÉ POUR L'ÉLIMINATION DE LA DISCRIMINATION RACIALE EXAMINE LE RAPPORT DE LA TURQUIE
Le Comité pour l'élimination de la discrimination raciale a examiné, hier après-midi et ce matin, le rapport de la Turquie sur l'application dans le pays de la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale.
Le rapport a été présenté par le Directeur général pour les affaires politiques multilatérales au Ministère des affaires étrangères de la Turquie, l'Ambassadeur Hasan Ulusoy, qui a notamment indiqué que la politique de droits de l'homme de la Turquie était fondée sur le principe: «Droits de l'homme pour tous sans aucune discrimination». Il a par ailleurs souligné que la nation turque n'était pas une juxtaposition de communautés ou de groupes, mais un amalgame d'individus ayant des origines diverses qui se sont installés sur cette terre à travers les siècles; elle est constituée de citoyens qui sont égaux devant la loi, quelle que soit leur origine, et qui jouissent et exercent individuellement de leurs droits et libertés fondamentaux conformément au droit. Ces cinq dernières années ont vu l'adoption de réformes judiciaires – code pénal, code de procédure pénale, la loi antiterroriste et la loi sur la presse – qui ont eu un impact positif sur les mesures antidiscriminatoires. Ainsi, le crime de haine a été introduit dans le code pénal et les sanctions prévues pour les délits de discrimination ou de haine ont été aggravées. Le chef de la délégation a rappelé que les droits des minorités en Turquie sont régis conformément au Traité de paix de Lausanne de 1923 en vertu duquel les citoyens turcs appartenant aux minorités non musulmanes relèvent du terme de «minorité». Il a aussi rappelé que quelque 260 000 Syriens sont abrités en Turquie au titre de la protection temporaire et que près de 2,2 millions de Syriens sont accueillis dans diverses villes et villages de Turquie, auxquels s'ajoutent quelque 300 000 Iraquiens.
La délégation turque était également composée du Représentant permanent de la Turquie auprès des Nations Unies à Genève, M. Mehmet Ferden Çarıkçı, ainsi que d'autres représentants du Ministère des affaires étrangères, ainsi que du Ministère de l'intérieur; du Ministère de l'éducation nationale; du Ministère des politiques familiales et sociales; du Ministère de la justice; et du Ministère du travail et de la sécurité sociale. Elle a fourni des réponses aux questions des membres du Comité s'agissant, notamment, des déclarations et réserves émises par la Turquie à l'égard de la Convention; de la collecte de données; de la notion de «minorités non musulmanes»; de la Commission nationale des droits de l'homme et du Médiateur; de la prise en charge des Syriens se trouvant sur le territoire turc; de l'action menée contre Daech; du projet de loi générale relatif à la lutte contre la discrimination et pour l'égalité; de la situation dans le Sud-Est de l'Anatolie suite à des activités terroristes; de la protection des femmes syriennes dans les camps de réfugiés; ou encore de la lutte contre la traite de personnes.
La rapporteuse du Comité pour l'examen du rapport de la Turquie, Mme Patricia Nozipho January-Bardill, a notamment déclaré que la Turquie était parvenue de manière assez satisfaisante à s'acquitter de ses obligations en vertu des traités et a salué sa réaction face à la crise humanitaire à laquelle le monde est confronté. La rapporteuse a toutefois regretté que le projet de loi générale relatif à la lutte contre la discrimination et pour l'égalité, en l'état, ne contient pas tous les motifs de discrimination prévus par la Convention, s'agissant notamment de l'ascendance et de l'origine ethnique. La rapporteuse a également fait part de sa préoccupation face à l'absence de définition de la discrimination raciale dans la législation turque. Un autre expert s'est dit inquiet par l'évolution de la situation en Turquie et l'«ambiguïté dans la politique actuelle menée par le Gouvernement turc», s'agissant en particulier du principe de l'État laïc. Ila aussi déploré la reprise du conflit avec les Kurdes. L'expert s'est aussi demandé s'il n'y avait pas un gouffre entre les paroles et les actes concernant l'«état islamique» et la détermination du Gouvernement turc à combattre cette barbarie. Un autre expert a demandé: «Oui ou non, la Turquie va-t-elle décider d'aller aux côtés d'autres sur le terrain pour agir afin de mettre un terme aux agissements de ce terrorisme international de l'«état islamique»?
La Turquie présentait le dernier rapport au programme de la présente session. Le Comité adoptera, en privé, des observations finales sur l'ensemble des rapports examinés depuis le début de la session, le 23 novembre dernier.
La prochaine séance publique du Comité doit se tenir à l'occasion de la séance de clôture, le vendredi 11 décembre prochain.
Présentation du rapport
Le Comité est saisi du rapport périodique de la Turquie (CERD/C/TUR/4-6), ainsi que de la liste des thèmes à traiter que lui a adressée le Comité (CERD/C/TUR/Q/4-6).
L'Ambassadeur HASAN ULUSOY, Directeur général des affaires politiques multilatérales au Ministère des affaires étrangères de la Turquie, a réitéré le plein engagement de son pays dans la lutte contre le racisme et la discrimination raciale tels que définis dans la Convention. Présentant le cadre institutionnel et politique turc de mise en œuvre de la Convention, il a souligné que toute doctrine ou pratique de supériorité raciale était légalement et moralement inacceptable et ne saurait être justifiée sur quelque base que ce soit. La philosophie principale qui sous-tend la politique de droits de l'homme de la Turquie peut se résumer à ceci: «Droits de l'homme pour tous sans aucune discrimination». Le respect des droits de l'homme est un principe permanent et inviolable de la Constitution turque, a poursuivi M. Ulusoy. Le système constitutionnel de la Turquie est basé sur l'égalité de tous les individus sans discrimination devant la loi, quels que soient leur langue, leur race, leur couleur, leur sexe, leur opinion politique, leur croyance philosophique, leur religion ou toute autre considération (article 10 de la Constitution), a-t-il précisé, soulignant qu'en recourant à l'expression «toute autre considération», la Constitution accorde au pouvoir judiciaire une large souplesse et un vaste pouvoir discrétionnaire dans ses jugements concernant les cas d'inégalité devant la loi.
M. Ulusoy a souligné que la nation turque n'était pas une juxtaposition de communautés ou de groupes, mais un amalgame d'individus ayant des origines diverses qui se sont installés sur cette terre à travers les siècles. Soulignant que le concept de citoyenneté est défini à l'article 66 de la Constitution, l'ambassadeur a expliqué que la nation turque est constituée par des citoyens qui sont égaux devant la loi – quels que soient leur origine en termes de langue, de race, de couleur, d'appartenance ethnique, de religion ou de toute autre particularité – et qui jouissent et exercent individuellement de leurs droits et libertés fondamentaux conformément au droit.
Le chef de la délégation turque a ensuite attiré l'attention du Comité sur l'ensemble de réformes engagées par la Turquie à l'aube du nouveau millénaire, y compris pour ce qui est des amendements constitutionnels, soulignant que dans cette démarche, le Gouvernement n'avait de cesse de revoir ses lois et règlements afin de les rendre encore plus conformes aux obligations et engagements internationaux du pays en matière de droits de l'homme. Ces réformes visent le renforcement de la démocratie, la promotion du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ainsi que la consolidation de la primauté du droit et l'indépendance du judiciaire, l'accent étant mis sur les questions liées à la non-discrimination, a expliqué M. Ulusoy.
Pour ce qui est des progrès réalisés dans le domaine législatif en ce qui concerne la non-discrimination en général, M. Ulusoy a tout d'abord souligné que les amendements constitutionnels approuvés par référendum le 12 septembre 2010 avaient notamment introduit la discrimination positive en faveur des femmes, des enfants, des personnes handicapées et des personnes âgées, en tant que droit constitutionnel. Il a ensuite attiré l'attention sur l'ensemble de réformes judiciaires adopté ces cinq dernières années, s'agissant notamment des amendements apportés au code pénal, au code de procédure pénale, à la loi antiterroriste et à la loi sur la presse – qui ont eu un impact positif sur les mesures antidiscriminatoires. M. Ulusoy a d'autre part rappelé que la nouvelle loi sur les étrangers et la protection internationale avait été adoptée le 11 avril 2013. Avec l'ensemble de mesures de démocratisation annoncé le 30 septembre 2013, des amendements importants ont été apportés au code pénal turc qui incriminent les actes de discrimination, a-t-il ajouté, précisant que le crime de haine a ainsi été introduit pour la première fois dans le code pénal et que les sanctions prévues pour les délits de discrimination ou de haine ont été aggravées. Un projet de loi générale relatif à la lutte contre la discrimination et pour l'égalité a été rédigé et soumis au Premier Ministre.
Le chef de la délégation a ensuite attiré l'attention du Comité sur l'établissement en 2012 de l'Institution nationale des droits de l'homme et de l'Institution du Médiateur. Il est par ailleurs envisagé de créer un conseil contre la discrimination et pour l'égalité; l'élaboration est en cours d'un projet de loi visant à créer une commission de contrôle de l'application des lois qui serait chargée d'examiner les allégations de mauvais traitement impliquant des agents de l'application des lois et d'enquêter à leur sujet.
M. Ulusoy a réitéré que tout citoyen turc était considéré comme faisant partie intégrante de l'identité nationale et de la culture turques et que la diversité de l'origine des citoyens était source de richesse pour la société turque. Il a assuré que des progrès considérables ont été réalisés en faveur des citoyens turcs d'origine kurde dans plusieurs domaines de la vie. S'agissant plus généralement de la situation des minorités en Turquie, il a rappelé que les droits des minorités étaient régis conformément au Traité de paix de Lausanne de 1923 en vertu duquel les citoyens turcs appartenant aux minorités non musulmanes relèvent du terme de «minorité». Les articles 37 à 45 de ce Traité régissent les droits et obligations des individus appartenant aux minorités non musulmanes en Turquie et ces dispositions sont reconnues comme constituant des lois fondamentales dans ce pays, a-t-il précisé. les citoyens turcs appartenant aux minorités non musulmanes jouissent des mêmes droits et libertés que le reste de la population – et les exercent, a-t-il indiqué; en outre, ils bénéficient de leur statut de minorité conformément au Traité de Lausanne. Pour ce qui est de la promotion et de la protection des droits de ces groupes, la circulaire du Premier Ministre en date du 13 mai 2010 souligne que les citoyens de groupes de «croyance différente» font partie intégrante de la Turquie et que toutes les institutions publiques sont tenues d'éliminer les difficultés concernant l'exercice des droits de ces personnes dans le cadre de leurs transactions avec les institutions publiques, comme le requiert la loi; cette circulaire a été méticuleusement appliquée, a assuré M. Ulusoy, soulignant que depuis la soumission du précédent rapport du pays, de nouveaux progrès ont été réalisés concernant l'éducation, les droits de propriété et les cultes de ces groupes.
En matière religieuse, de nombreux lieux de culte ont été rénovés par la Direction générale des fondations du Premier Ministre et ont été rouverts, a fait valoir le chef de la délégation, citant l'exemple de la grande synagogue d'Edirne, la plus grande des Balkans et la troisième plus grande synagogue d'Europe, ouverte au culte en mars dernier. La requête de la communauté assyrienne orthodoxe d'Istanbul de disposer d'un terrain où construire une nouvelle église dans cette ville a été acceptée par la Municipalité métropolitaine d'Istanbul, a-t-il ajouté. Il a par ailleurs assuré que de nombreuses mesures positives avaient été prises dans le domaine de l'éducation et de la culture pour les citoyens non musulmans.
Évoquant les problèmes découlant des biens immobiliers des fondations de la minorité non musulmane, M. Ulusoy a fait valoir que le Gouvernement turc avait apporté les amendements nécessaires à la loi afin de remédier à cette situation. Ainsi, une nouvelle loi sur les fondations a-t-elle été adoptée en 2008, a-t-il précisé. Dans ce contexte, le problème de longue date concernant la propriété du monastère Mor Gabriel des Assyriens a-t-il été résolu, le bien en question ayant été restitué à la Fondation du monastère en septembre 2013, a indiqué M. Ulusoy.
S'agissant des citoyens turcs d'origine rom, des mesures antidiscriminatoires ont été prises en leur faveur dès 2006. Ainsi, les connotations susceptibles d'être perçues comme discriminatoires – telles que le terme de «Gitans» – ont été supprimées dans la législation du dictionnaire turc et la référence à la population rom a été retirée dans la nouvelle loi sur la résidence et les déplacements des étrangers en Turquie a été modifiée en 2006 pour en éliminer certaines références qui pouvaient passer pour discriminatoires à l'égard des Roms.
Les citoyens turcs d'origine rom vivent généralement dans les grandes villes et ont un mode de vie sédentaire, a poursuivi M. Ulusoy. Bien qu'ils soient de plus en plus intégrés au sein des communautés dans lesquelles ils vivent, dans certaines localités, ils font face à des difficultés découlant de problèmes généraux tels que la pauvreté et le chômage, a-t-il expliqué. M. Ulusoy a par ailleurs attiré l'attention sur la création de l'Institut de recherche sur la langue et la culture roms et sur le projet de stratégie nationale pour l'intégration sociale des citoyens roms pour les années 2015-2020, qui vient d'être finalisé.
Pour ce qui est des politiques d'intégration, y compris à l'intention des migrants et des réfugiés, M. Ulusoy a tenu à rappeler que les droits et libertés fondamentaux énoncés dans la Constitution n'entraînent aucune distinction entre citoyens turcs et étrangers. Ces droits et libertés sont en principe reconnus à chacun, quelle que soit sa citoyenneté, comme le prévoit l'article 10 de la Constitution. Des exceptions à ce principe ne sont possibles qu'en conformité avec des dispositions constitutionnelles et avec les obligations de la Turquie en vertu des traités internationaux qu'elle a ratifiés, a souligné le chef de la délégation.
Aujourd'hui, alors qu'elle fait face à la crise humanitaire sans précédent découlant du conflit en Syrie, la Turquie accueille des millions de personnes qui fuient leurs foyers, dans un grand désespoir, ce qui fait de la Turquie la plus grande nation d'accueil de réfugiés du monde, a rappelé M. Ulusoy, précisant qu'à l'heure actuelle, quelque 260 000 Syriens sont abrités au titre de la protection temporaire dans 25 camps, un total de près de 2,2 millions de Syriens étant accueillis dans plusieurs villes et villages de Turquie, auxquels s'ajoutent quelque 300 000 Iraquiens. Conformément à ses obligations découlant du droit humanitaire international, la Turquie maintient une politique de frontières ouvertes pour les Syriens qui fuient la violence et place les ressortissants syriens sous protection temporaire en vertu du droit international, en leur fournissant des services gratuits pour la nourriture, l'abri, la santé, l'assistance psychologique, l'école, la formation professionnelle ou encore les activités sociales, a souligné M. Ulusoy. Près de deux millions de Syriens vivant en dehors des centres d'accueil bénéficient également de ce régime de protection, et notamment de services médicaux gratuits.
Avec la nouvelle loi sur les étrangers et la protection internationale entrée en vigueur le 11 avril 2013, le principe de non-refoulement, qui était déjà respecté en Turquie, a acquis une base légale pour les personnes qui encourent un risque de torture ou de traitement inhumain similaire, a d'autre part fait valoir M. Ulusoy.
Examen du rapport
Questions et observations des membres du Comité
MME PATRICIA NOZIPHO JANUARY-BARDILL, rapporteuse du Comité pour l'examen du rapport de la Turquie, a déclaré que le pays était parvenu de manière assez satisfaisante à s'acquitter de ses obligations en vertu des traités internationaux relatifs aux droits de l'homme. Elle a rappelé que la Turquie était un pays laïc «qui fonctionne de manière satisfaisante dans une économie de marché». Le pays a un système démocratique dans le cadre duquel le droit est respecté, a-t-elle également déclaré. La Turquie dispose de trois pouvoirs - exécutif, législatif et judiciaire - bien séparés et indépendants, a ajouté Mme January-Bardill. La Turquie enregistre de bons résultats économiques et l'écart entre riches et pauvres dans ce pays a été réduit, ce dont il faut féliciter le Gouvernement, a-t-elle poursuivi. La rapporteuse a en outre salué la réaction de la Turquie face à la crise humanitaire à laquelle le monde est confronté.
Mme January-Bardill a en revanche déploré le manque de données concernant la composition ethnique de la société turque – une constatation qu'avait déjà faite le Comité lors de l'examen du précédent rapport du pays. Il s'agit certes d'une question sensible, surtout pour des sociétés qui, comme la Turquie, sont pluriculturelles. Mais la différence n'est pas un problème; c'est un fait de tous les jours qui ne saurait changer et qu'il convient donc de bien connaître, a souligné la rapporteuse, rappelant que la disponibilité de données adéquates permettrait de mieux appréhender la manière dont les différents groupes, y compris les résidents étrangers vivant en Turquie, vont pouvoir exercer leurs droits.
D'un point de vue institutionnel et juridique, la rapporteuse a regretté que la Turquie n'ait toujours pas retiré la réserve qu'elle avait émise à l'égard de l'article 22 de la Convention (sur la possibilité de porter devant la Cour internationale de justice un différend entre États parties touchant l'interprétation ou l'application de la Convention) et a souhaité savoir quelles étaient les intentions du pays à cet égard. Le projet de loi générale relatif à la lutte contre la discrimination et pour l'égalité, en l'état, ne contient pas tous les motifs de discrimination énoncés à l'article premier de la Convention, s'agissant notamment de l'ascendance et de l'origine ethnique, s'est par ailleurs inquiétée Mme January-Bardill. Elle a également fait part de sa préoccupation face à l'absence de définition de la discrimination raciale en Turquie. Certes, l'article 10 de la Constitution prévoit l'égalité de tous devant la loi; mais il reste encore au pays à adopter une définition claire de la discrimination raciale et le Comité n'aura de cesse de mettre en exergue cette lacune, a poursuivi la rapporteuse. Quand la Turquie a-t-elle l'intention d'adopter une définition claire de la discrimination raciale, conforme à l'article premier de la Convention, a-t-elle demandé?
L'Institut des droits de l'homme est lié au Premier Ministre, a en outre relevé Mme January-Bardill, déplorant que l'autonomie financière de cette institution ne soit pas assurée. Le Comité des droits de l'homme de l'ONU a lui aussi soulevé la question de l'indépendance de cet Institut, a-t-elle souligné.
La rapporteuse a ensuite rappelé que le Comité avait recommandé à la Turquie de mettre sa législation en conformité avec l'article 4 de la Convention (interdisant toute propagande et toutes organisations qui s'inspirent d'idées ou de théories fondées sur la supériorité d'une race ou d'un groupe). Dans son rapport, le pays indique que le cadre juridique existant en Turquie réglemente les limites à la liberté d'expression dans le but de prévenir l'incitation à l'hostilité ou à la haine sociale, raciale, religieuse ou régionale; mais l'article 126 du code pénal ne protège pas contre le dénigrement ciblant certaines parties de la population, a fait observer Mme January-Bardill. La discrimination raciale constitue-t-elle une circonstance aggravante de tout délit, a-t-elle en outre voulu savoir?
Parmi les autres membres du Comité, un expert a félicité et remercié la Turquie pour ce qu'elle fait pour protéger les droits de l'homme dans le contexte de la crise humanitaire sans précédent à laquelle le monde est actuellement confronté. Mais jusqu'à quand la Turquie va-t-elle recevoir un si grand nombre de réfugiés sur son territoire; à un moment ou un autre, ne va-t-elle pas être amenée à fermer son territoire? Peut-être est-il temps pour la communauté internationale de réfléchir non plus en aval mais en amont, a poursuivi l'expert. «Nous vivons une troisième guerre mondiale, une véritable guerre mondiale», a-t-il déclaré; l'Europe est en train de vivre cette guerre mondiale et nous vivons tous en situation d'insécurité, a-t-il insisté. La Turquie ne va-t-elle pas être amenée à un moment ou un autre à faire cesser cet afflux de réfugiés et à intervenir sur le terrain, là où agit l'«état islamique», pour mettre un terme à des agissements criminels. «Oui ou non, la Turquie va-t-elle décider d'aller aux côtés d'autres sur le terrain pour agir afin de mettre un terme aux agissements de ce terrorisme international de l'"état islamique"», a demandé l'expert?
Un autre expert s'est inquiété, comme indiqué au paragraphe 17 du rapport, que la Constitution turque dispose que «les droits et libertés fondamentaux peuvent être limités par la loi conformément au droit international en ce qui concerne les étrangers», l'expert soulignant cela pourrait certes valoir pour les droits politiques, mais pas pour les droits civils.
L'expert a en outre relevé que la Turquie ne reconnaît pas des minorités qui sont musulmanes mais différentes par la langue ou l'ethnie à laquelle elles appartiennent. Il a exprimé son inquiétude face à l'évolution de la situation en Turquie et estimé qu'«il y a trop d'ambiguïté dans la politique actuelle menée par le Gouvernement turc». Cela concerne en premier lieu les fondements mêmes de l'État turc tel qu'il a été fondé par Atatürk, notamment le principe de l'État laïc. En mars 2013, le Gouvernement turc avait décidé d'œuvrer à la paix avec la communauté kurde; mais en 2015, le conflit a repris, a-t-il en outre déploré. Il s'est par ailleurs demandé s'il n'y avait pas un gouffre entre les paroles et les actes concernant l'«état islamique» et la détermination du Gouvernement turc à combattre cette barbarie, a poursuivi l'expert. La lutte contre l'«état islamique» ne semble pas être la priorité du Gouvernement d'Ankara, a-t-il insisté, ajoutant que «toutes ces ambiguïtés entament la crédibilité de l'État turc».
La Turquie est héritière de l'Empire ottoman, mais aussi du processus qui, au début du XXe siècle, a vu la création d'un État laïc, a souligné une experte. Elle a ajouté que la Turquie «traînait derrière elle» le Traité de Lausanne de 1923 après sa défaite à l'issue de la Première guerre mondiale. Mais elle s'est dite persuadée que la Turquie avait un avenir brillant devant elle. Un autre expert a rappelé que l'Empire ottoman avait su gérer la diversité mais que la Turquie a soudain souhaité se cacher cette histoire; repliée sur elle-même, elle vient dire qu'elle ne veut pas de cette diversité et que prévaut le principe d'unicité qui n'admet aucune différence au sein de la société.
La Turquie est sensible à la crise des réfugiés suite aux conflits syrien et iraquien, a poursuivi l'expert. Le pays a ainsi accueilli quelque 2,3 millions de Syriens et 300 000 Iraquiens. L'éducation de ces réfugiés est très importante, car leur ignorance ou leur non-scolarisation peut mener vers un problème beaucoup plus grave pour l'avenir, a-t-il souligné. Mais les écoles turques scolarisent en langue turque, alors que ces populations sont de langue arabe, s'est inquiété l'expert, ce qui peut constituer un obstacle pour la scolarisation de ces enfants réfugiés. Une experte s'est enquise des mesures prises pour protéger les femmes dans les camps de réfugiés et autres lieux d'accueil des requérants d'asile.
Certaines lois relatives à l'emploi, au travail et aux migrations accordent certaines dispositions avantageuses aux personnes d'«origine turque», a fait observer un membre du Comité, qui a voulu savoir comment était définie l'«origine turque». Une autre experte s'est enquise de statistiques concernant le nombre d'employés turcs non musulmans dans le monde du travail, tant public que privé.
La législation antidiscrimination en vigueur en Turquie s'applique-t-elle dans le nord de l'île de Chypre et, si ce n'est pas le cas, quelle est la législation antidiscriminatoire appliquée sur ce territoire, a-t-il en outre été demandé?
Une experte s'est dite préoccupée que l'on décrive tel ou tel groupe comme étant «non-quelque chose», par exemple «non musulman», ce qui donne une impression d'exclusion et n'est donc pas très positif. Les dispositions figurant dans certains textes comme le Traité de Lausanne de 1923 devraient être quelque peu modernisées, a-t-elle estimé, relevant que les Kurdes et les Roms, par exemple, ne sont pas mentionnés dans les textes. Les autorités turques ont-elles l'intention de continuer à s'attacher à ce Traité? Un autre expert a souhaité savoir combien de Roms vivaient en Turquie.
Y a-t-il encore en Turquie des personnes déplacées qui ne seraient pas retournées dans leurs foyers, a souhaité savoir un expert. Il a en outre rappelé que la lutte contre le terrorisme ne saurait justifier des violations graves de droits de l'homme, ni des actes illégitimes de violence. À ce sujet, s'est-il inquiété, des informations font état d'attaques motivées racialement contre tel ou tel groupe, sans que ces actes n'aient fait l'objet de la moindre investigation sérieuse.
Réponses de la délégation
En ce qui concerne la question des réserves, la délégation a rappelé qu'au moment de son adhésion à la Convention, la Turquie avait fait deux déclarations et une réserve qui sont autorisées en droit international et pleinement compatibles avec l'objet et le but de la Convention.
La délégation a par ailleurs rappelé que, comme d'autres membres du Conseil de l'Europe, la Turquie ne recueille pas de données sur des questions considérées comme sensibles, notamment pour ce qui est de l'appartenance ethnique. Le principe en vigueur dans la collecte des données est celui de l'auto-identification, chaque individu étant libre de s'identifier comme il l'entend, a indiqué la délégation.
S'agissant de la terminologie de «minorités non musulmanes», outre qu'elle correspond à celle utilisée dans le Traité de Lausanne de 1923, la délégation a rappelé qu'en vertu du droit international, les États ne sont pas tenus d'accepter une quelconque terminologie spécifique du terme de minorité. Ce qui est important, ce n'est pas comment on classe les populations mais comment on les traite, a par ailleurs souligné la délégation.
Conformément à la Constitution, toute personne liée à l'État turc par la citoyenneté est considérée comme turque, a rappelé la délégation.
S'agissant de l'utilisation des langues autres que le turc, la délégation a notamment souligné que des réformes importantes avaient été menées en la matière dans différentes sphères de la vie, notamment dans les domaines de l'éducation, des médias ou de la toponymie.
La Commission nationale des droits de l'homme est une entité de droit public qui est financièrement autonome, a poursuivi la délégation. Aucune autre autorité, ni aucun autre organe ne peut donner d'instructions à cette Commission concernant la manière dont elle gère ses activités. Le mandat de cette Commission consiste en particulier à surveiller la mise en œuvre des conventions relatives aux droits de l'homme auxquelles la Turquie est partie. Cette institution a décidé de demander son accréditation en tant qu'institution conforme aux Principes de Paris auprès du Comité international de coordination des institutions nationales de droits de l'homme, a d'autre part indiqué la délégation. Pour sa part, le Médiateur n'a pas l'intention de demander son accréditation dans l'immédiat, mais une réflexion est menée sur la question.
Pour ce qui est des Syriens se trouvant en Turquie et de leur prise en charge, la délégation a notamment indiqué que la Turquie avait prévu de construire des écoles spécialement destinées aux enfants syriens. La délégation a ajouté que des écoles turques accueillent des enfants syriens qui étudient avec les enfants turcs et assurent un enseignement mixte, en langues syrienne et turque. D'un point de vue plus général, la délégation a souligné que la Turquie encourageait la communauté internationale à s'attaquer aux raisons profondes de cette crise humanitaire.
Daech est une organisation considérée comme terroriste par le Turquie depuis longtemps, a rappelé la délégation. Quant aux «combattants volontaires», si certains sont certes passés par le territoire turc pour accéder à celui occupé par Daech, des centaines voire des milliers n'en ont pas moins été expulsés du territoire turc, a souligné la délégation.
Interpellée au sujet des incidents concernant des femmes syriennes dans les camps de réfugiés, la délégation a souligné qu'inévitablement, de tels incidents peuvent se produire. Des incidents isolés concernant des femmes syriennes ont effectivement eu lieu dans les camps, a-t-elle reconnu, avant de faire valoir que des programmes de soutien ont été mis en place à l'intention des femmes réfugiées.
Actuellement, alors que plus de deux millions de Syriens se trouvent actuellement en Turquie, 261 000 vivent dans des camps et autres abris et centres d'accueil, a poursuivi la délégation. Le taux de criminalité dans ces camps reste très faible, a-t-elle ajouté.
Il y a également le problème de la traite de personnes et en Turquie, la lutte contre les trafiquants d'êtres humains a commencé dans les années 2000, a poursuivi la délégation, précisant qu'une loi contre la traite avait été adoptée à cette fin. En 2015, le nombre de victimes de traite s'est établi à 90, a indiqué la délégation; au total, quelque 2215 auteurs de traite ont été interpellés entre 2005 et 2015. La peine encourue va de 8 à 12 ans d'emprisonnement, a précisé la délégation.
S'agissant du projet de loi générale relatif à la lutte contre la discrimination et pour l'égalité, la délégation a indiqué que ce texte consacre le principe de l'égalité entre tous les citoyens et interdit toute discrimination, conformément à l'article 10 de la Constitution. Il prévoit la création de trois conseils qui traiteront des questions de lutte contre la discrimination et de promotion de l'égalité. Ces conseils, en tant qu'organisations indépendantes ne souffrant aucune ingérence extérieure, intégreront nombre de représentants de la société civile, a précisé la délégation.
La délégation a rappelé qu'en 2009, la Turquie avait finalisé une stratégie pour l'intégration des Roms. D'une manière générale, les autorités se concentrent sur les Roms en tant que l'un des groupes cibles des politiques d'intégration, sans exclure des personnes qui font face à des problèmes d'intégration économique similaires. La délégation a ensuite rendu compte d'un certain nombre de mesures qui sont prises pour promouvoir l'intégration des Roms, notamment en matière d'emploi et d'éducation.
Attirant l'attention sur le projet de développement en faveur du Sud-Est de l'Anatolie (projet GAP pour Güneydoğu Anadolu Projesi), la délégation a précisé que ce programme était axé sur l'encouragement de la croissance économique, sur le développement social, sur l'amélioration des conditions de vie, sur le développement des infrastructures et sur le développement institutionnel.
Pour ce qui est des personnes ayant fui le terrorisme dans les provinces du Sud-Est de l'Anatolie, la délégation a indiqué que sur plus de 230 000 citoyens ayant fui le terrorisme, plus de cent mille ont pu rentrer dans leurs foyers d'origine. La délégation a par ailleurs rendu compte des indemnisations accordées par la Commission chargée des indemnisations dans ce contexte.
Conclusions
MME JANUARY-BARDILL a remercié la délégation pour les réponses qu'elle a apportées aux questions qui lui étaient posées et pour la franchise du dialogue avec les experts. Les défis auxquels est confrontée la Turquie concernent les problèmes de société et les réponses apportées aux questions historiques et humaines qui se posent au pays. Le Comité considère que la Turquie est un pays multiracial, multiculturel et multireligieux, a poursuivi la rapporteuse, ajoutant qu'elle est confrontée à de nombreux défis lancés par l'héritage historique mais aussi à des défis contemporains.
Durant ce dialogue, le Comité a relevé les contradictions de l'identité nationale turque, a poursuivi Mme January-Bardill, come nombre de pays qui font face à des crises d'identité. Ces crises créent des confusions, a souligné la rapporteuse. Le Comité condamne et continuera de condamner les heurts avec les Kurdes et les Arméniens en Turquie, a par ailleurs déclaré Mme January-Bardill. Se référant à la terminologie en vigueur qui englobe en un même groupe toutes les «minorités non musulmanes», elle a fait part de sa préoccupation quant au fait que «ne pas compter les gens les rend en fait invisibles».
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CERD15/036F