Fil d'Ariane
Gaza : « Qu'est-ce que je peux faire à mon niveau pour mettre un terme à ce cauchemar ? », une humanitaire témoigne
Souffrances, désolation, destructions, c’est ce que Yasmina Guerda, qui travaille pour le Bureau des Nations Unies pour l’aide humanitaire (OCHA), a constaté depuis qu’elle a été envoyée à Gaza pour participer aux opérations d’assistance à la population de l’enclave palestinienne assiégée.
Dans un entretien avec Jérôme Bernard d’ONU Info par visioconférence depuis la ville de Rafah, au sud de Gaza, elle souligne combien les mots manquent pour décrire la situation dans laquelle les civils à Gaza se trouvent.
« C’est un océan de décombres dans certaines zones », raconte Yasmina Guerda, qui effectue actuellement sa deuxième mission à Gaza. Elle rappelle que la situation est « dangereuse partout ». « On doit faire extrêmement attention en permanence », ce qui rend difficile la fourniture d’une assistance.
Aux citoyens à travers le monde qui sont bouleversés par ce conflit destructeur qui dure depuis plus de sept mois, elle leur demande de s’impliquer, à leur niveau, pour « mettre un terme à ce cauchemar ».
Maman de deux petits garçons, âgés de 2 et 4 ans, elle a peur que plus tard ils lui demandent comment il est possible qu’on n’ait rien pu faire pour arrêter cette tragédie à Gaza.
L’entretien a été édité pour des raisons de clarté et de longueur.
ONU Info : Yasmina Guerda, vous vous trouvez actuellement à Gaza pour le compte du bureau de l'aide humanitaire des Nations Unies, pouvez-vous nous décrire ce que vous avez vu sur le terrain en termes de destruction et de besoins de la population civile ?
Yasmina Guerda : Pour Gaza, il faudrait inventer toute une nouvelle série de mots pour expliquer la situation dans laquelle les Palestiniens se trouvent. Où qu'on regarde où qu'on aille, c'est destruction, c'est la perte de tout, c'est l'absence de tout, et c'est une souffrance extrêmement profonde qu’on trouve dans les yeux des gens et dans les paroles des gens.
Les gens vivent au-dessus des décombres et des détritus qui étaient leur vie, leur vie d'avant. Ils ont faim, très faim, et tout est devenu absolument inabordable. Ils me disaient l'autre jour que le coût d'un œuf avait augmenté à 3 dollars, ce qui évidemment, pour quelqu'un qui qui n'a plus de salaire, qui n'a plus accès à son compte bancaire, est absolument inenvisageable.
L'accès à l'eau propre, c’est une bataille quotidienne. Et beaucoup de personnes n'ont pas changé de vêtements en 7 mois parce qu'en fait, ils ont dû fuir avec ce qu'ils avaient sur le dos. Et en plus, depuis, ils ont été déplacés 6, 7 fois, parfois plus. C'est terrible.
Hier, j'ai parlé à une jeune femme de 25 ans qui est traductrice. Elle avait une carrière, elle avait une maison, elle avait un avenir et elle me disait : « Je n'ai même plus l'espoir, la force de demander, d'espérer recevoir de la nourriture, de l'eau, une tente adéquate, rien du tout ».
Elle habite avec son père et sa grand-mère de 82 ans et deux de ses sœurs qui ont des difficultés physiques. Et elle me disait : « ça fait 9 fois qu'on a été déplacé, 9 fois ». Et avec chaque déplacement, ils doivent défaire les morceaux de plastique et les morceaux de bois qui constituent leur tente. Et le papa devait placer la grand-mère sur ses épaules et marcher des kilomètres vers une destination absolument inconnue puisqu'ils ne savent même pas où aller et où ils sont un peu plus sûrs.
Elle m'a dit : « Moi je sais que ma maison a été détruite, je l'ai accepté, il y a pas de problème, je suis prête à reconstruire, je suis prête à repartir de zéro mais j'ai besoin d'avoir l'opportunité de respirer, j'ai besoin d'arrêter d'avoir peur. Je ne demande pas d'aide humanitaire, je demande juste l'opportunité de gagner ma vie, payer pour mes propres besoins et pour ça j'ai besoin de la paix ».
Et ça, c'est peut-être une des choses qui m'a le plus frappé dans mes déploiements ici, c'est cette détermination à avancer, à garder la tête haute.
Et un exemple qui m'a beaucoup frappé récemment, c'est je marchais dans un camp et j'ai vu des familles qui en fait construisaient leur propre petite fosse septique système D à la cuillère. Ils étaient en train de creuser dans le sable un énorme trou et je leur ai demandé : « qu'est-ce que vous faites ? » Ils m'ont dit : « on est en train de créer une fosse septique ». Ils avaient récolté des tuyauteries et des cuvettes de toilette de plusieurs bâtiments détruits. Et voilà, ils étaient en train de créer leur propre latrine de fortune, à côté de leur tente de fortune.
La situation humanitaire ici ne nous permet pas d'importer les outils qui sont nécessaires pour créer des latrines comme on le ferait dans une autre urgence humanitaire.
ONU Info : Vous vous trouvez à Rafah. Est-ce que vous pouvez nous dire quel est le niveau de destruction là où vous êtes et est-ce que les combats sont proches ?
Yasmina Guerda : On est dans le côté ouest de Rafah. Les combats ont lieu plutôt à l'Est. On entend tout. C’est assez fréquent que les fenêtres et les portes vibrent au rythme de la guerre. C'est une situation qui est très intense actuellement, on n'y va pas fréquemment tant que les combats ont lieu. On a eu deux collègues qui sont partis cette semaine pour faire une mission de reconnaissance. Et il y en a un qui n’est pas revenu vivant et l'autre qui a dû être évacué médicalement.
Pour le reste de la bande de Gaza, à Khan Younis, à Deir al-Balah et dans le nord de Rafah, les missions que j'ai effectuées dans ces zones, je peux vous dire que les débris, les décombres sont la norme. Tout est en ruine et l'exception c'est de trouver des bâtiments qui tiennent encore debout. C'est quelque chose d'absolument inimaginable. C'est un océan de décombres dans certaines zones.
ONU Info : Quels sont les défis rencontrés par les agences humanitaires pour faire parvenir l'aide aux civils dans le besoin et notamment quand ces civils sont en déplacement ?
Yasmina Guerda : C'est ma deuxième mission à Gaza. J'étais ici il y a 4 semaines et en quatre semaines tout a changé : comment on entre et on sort de Gaza, les systèmes pour faire rentrer l'aide humanitaire, qui étaient déjà très compliqués, qui sont devenus encore plus compliqués.
La majorité de la population à l'époque se trouvait dans le Sud et là, avec les combats, on a 630.000 personnes qui en dix jours sont montés vers le nord ou se sont déplacés vers la côte. Donc on a dû complètement changer nos priorisations et notre façon de livrer l'aide humanitaire. Avec des combats aussi intenses, la situation change constammen. Dès qu'on met quelque chose en place, il faut le repenser, le refaire et souvent repartir de zéro.
La deuxième chose qui a vraiment mis cette réponse humanitaire à genoux, c'est à quel point la situation est dangereuse partout. Il n’y a pas une seule zone où on soit en sécurité à Gaza. La dernière semaine de ma précédente mission, j'ai sept collègues humanitaires, qui étaient aussi des amis, qui ont été tués par des frappes aériennes. Et premier jour de mon retour, on a deux collègues humanitaires qui ont également été touchés à nouveau et dont un n'a pas survécu.
Donc il faut qu'on fasse extrêmement attention en permanence. On est constamment en train de notifier les belligérants de nos mouvements, on passe des heures à préparer et à soumettre de la paperasse, à attendre aux points de contrôle et souvent c'est pour rien en plus parce que les missions qu'on planifie ne sont pas facilitées et donc du coup on peut pas les mener à bien.
Après il y a tout ce que vous pouvez imaginer qui est lié à la connectivité, au fait que les conditions de vie sont très stressantes puisqu'on a quand même la bande sonore de la guerre en permanence, avec les drones, avec les frappes aériennes et dans certaines zones où on circule, on trouve des corps sans vie et on doit les ramasser pour s'assurer qu’ils aient un enterrement digne. On voit des choses très difficiles, c'est difficile mentalement, c'est difficile émotionnellement. Les travailleurs humanitaires ici sont à bout.
Mais le pire du pire, et qui en plus est vraiment inédit dans d'autres crises, c'est la difficulté absolue qu’on rencontre quand on essaie de faire rentrer du staff ou quand on essaie de faire rentrer des biens humanitaires. C'était déjà le cas depuis le 7 octobre. Mais là, avec la fermeture de la frontière de Rafah, le 7 mai, on n’a presque plus rien qui rentre et nos entrepôts, qui avaient tous nos biens humanitaires, ont été détruits, ils ont été pillés et il ne reste presque plus rien à distribuer en fait à Gaza. Le peu qui rentre, il faut le distribuer immédiatement avec des choix très difficiles à faire au quotidien, à prioriser les plus vulnérables, à livrer des portions qui sont partielles. Cela brise le cœur au quotidien.
ONU Info : Beaucoup de personnes dans le monde sont bouleversées par ce conflit de destructeur, quel est le message que vous aimeriez adresser à ces personnes ?
Yasmina Guerda : Les gens ici ne comprennent pas comment le monde est en train de permettre que cette situation ait lieu. Je me souviens quand je suis rentrée à Gaza la première fois, le ministère de la Santé avait annoncé que 29.000 personnes avaient été tuées. Quand je suis repartie cinq semaines plus tard, on était à 34.000, d'après leur rapport. Donc rapide calcul, on parle de six personnes qui meurent par heure, la majorité des femmes et des enfants, et on est en train de laisser que ça ait lieu. On est en train de l'autoriser.
J'ai la chance d'être une maman de deux petits garçons, ils ont 2 ans et 4 ans. Pour le moment, ils ne posent pas de questions, mais je peux vous dire que j’ai très peur qu'un jour ils me demandent comment il est possible qu'on n’ait rien pu faire pour arrêter ça, comment il est possible que le monde ne se soit pas levé en solidarité et n'ait pas exprimé son indignation plus fort jusqu'à ce que s'arrête, comment on a pu laisser que des enfants aient faim, vivent dans une terreur constante et passent des mois sans être scolarisés.
Je n’ai pas de réponse et donc l'invitation j'imagine, ce serait de dire : « Voilà si vous pouvez contacter vos décisionnaires, il est temps d'exiger que la loi internationale soit respectée, que les droits humains soient respectés, que la dignité humaine soit respectée. Ce n’est pas grand-chose en fait ce qu'on demande. On demande juste que la loi qui existe déjà soit respectée. Parce que cette guerre, c'est une tâche noire énorme sur nous tous. C'est la responsabilité de nous tous de travailler jour après jour, de mettre notre petite pierre à l'édifice pour que ça s'arrête ».
Et donc voilà, c'est ça mon invitation. Tous les jours se demander : qu'est-ce que je peux faire, qu'est-ce que je peux faire aujourd'hui à mon niveau pour mettre un terme à ce cauchemar ?