Fil d'Ariane
Génocide contre les Tutsis : témoignage d’un survivant protégé par un génocidaire
Lorsque le génocide contre les Tutsis au Rwanda a commencé en avril 1994, Eric Eugène Murangwa était footballeur dans l'un des meilleurs clubs du pays. Bien qu'il soit Tutsi, il a été protégé par un membre des célèbres Interahamwe, responsables de l'assassinat de centaines de milliers de personnes. À l'approche du 30e anniversaire du génocide, célébré le 7 avril, M. Murangwa a partagé son histoire extraordinaire avec ONU Info.
Au début des années 1990, M. Murangwa était un joueur vedette de l'équipe Rayon Sports à Kigali, la capitale rwandaise. En tant que Tutsi, sa vie a été extrêmement menacée lors du génocide de 100 jours, qui a entraîné la mort de plus de 800.000 personnes, en grande majorité des Tutsis.
Son statut de footballeur reconnu lui a sauvé la vie à plusieurs reprises et l'a incité à créer sa propre organisation, aujourd'hui connue sous le nom de Fondation Ishami, qui utilise le pouvoir du sport pour construire la tolérance et la paix.
M. Murangwa a déclaré à ONU Info que la veille de la tuerie, ses amis et lui n'avaient aucune idée de l'horreur qui était sur le point de se produire.
Cet entretien a été édité pour plus de clarté et de longueur.
« C'était un jour comme les autres, une très belle journée ensoleillée. Je m'entraînais avec mes coéquipiers pour préparer un match contre une équipe kenyane. Nous avons terminé un peu plus tôt ce jour-là parce que nous voulions aller voir des matchs de la Coupe d'Afrique des Nations, alors nous avons sauté dans le bus de notre club qui nous a reconduit aux différents endroits où les gens voulaient aller pour regarder le match.
Je suis allé dans un hôtel près de mon appartement pour regarder le deuxième match, qui s'est terminé vers 23 heures, heure de Kigali. En quittant l'hôtel, j'ai vu un groupe de personnes qui disaient que quelque chose avait explosé. L'une d'entre elles pointait du doigt l'aéroport [Un avion transportant le président rwandais Juvénal Habyarimana avait été abattu ; cet événement est généralement cité comme l'un des déclencheurs du génocide].
À l'époque, il n'était pas rare d'entendre des explosions à Kigali. Nous vivions une guerre depuis près de quatre ans et nous y étions habitués, alors je suis rentré chez moi pour dormir.
Vers 3 heures du matin, j'ai été réveillée par des tirs nourris, non loin de mon appartement. Mon colocataire et moi avons essayé de comprendre ce qui se passait. Nous pensions qu'il s'agissait d'un coup d'État ou de combats entre les soldats du gouvernement et les rebelles du FPR.
Environ une heure plus tard, en écoutant Radio France Internationale (RFI) j'ai appris que l'avion du président Habyarimana avait été abattu dans la nuit, et que le président lui-même ainsi que tous ceux qui se trouvaient à bord avait été tués. À 6 heures du matin, je suis sorti de chez moi, et c'est là que j'ai appris que des meurtres avaient déjà eu lieu dans notre quartier.
« Nous allons d'abord tuer les cafards, puis nous jouerons au football »
Si j'ai survécu, c'est notamment grâce à un homme appelé Jean-Marie Vianney Mudahinyuka, plus connu sous le nom de Zuzu, qui faisait partie du conseil d'administration du club de football.
Zuzu était très connu à Rayon Sports. C'était un homme très intéressant, très drôle et connu pour ses blagues. Il se trouvait également qu'il était membre de la milice du parti au pouvoir, connue sous le nom d'Interahamwe [les Interahamwe ont été décrits comme les principaux auteurs du génocide].
Un de mes coéquipiers m'a suggéré d'aller chez Zuzu. Je pensais qu'il avait perdu la tête. Mais il était convaincu que Zuzu m'aiderait et, lorsque nous sommes arrivés dans son enceinte, il est sorti en riant et m'a dit : « Tu sais, Toto » - c'était mon surnom – « Ne t'inquiète pas, viens et je te protégerai. Quand on aura fini les inyenzi (c'était le surnom donné aux soldats du FPR ou à peu près à tous les Tutsis, ça veut dire cafard en kinyarwanda), on retournera jouer au football ».
Je suis resté avec lui pendant deux semaines. Puis il m'a dit qu'il avait l'intention de quitter la ville, et il m'a emmené au siège de la Croix-Rouge, dans le centre de Kigali.
[M. Murangwa n'a pas été admis dans l'enceinte de la Croix-Rouge, mais a trouvé refuge à l'hôtel des Milles Collines, qui a sauvé des centaines de vies, une histoire racontée dans le film Hotel Rwanda. Il a ensuite été évacué vers un camp de personnes déplacées].
Après cela, je n'ai plus revu Zuzu pendant de nombreuses années, mais j'ai appris qu'il avait été arrêté aux États-Unis et extradé vers le Rwanda. À ce moment-là, je participais à un documentaire sur l'histoire de ma vie et j'ai voulu le contacter pour comprendre pourquoi il m'avait aidé. Je me suis rendu à la prison où il se trouvait et, dans un premier temps, il m'a dit qu'il serait heureux d'y participé. Mais plus tard, il a refusé.
Aujourd'hui, je ne ressens rien pour lui. Oui, il a joué un rôle dans ma survie, mais il a aussi été accusé et reconnu coupable d'atrocités inimaginables. Et comme il a refusé de m'en parler... Je m'en suis complètement lavé les mains.
Le Rwanda est un pays qui donne de l'espoir
Lorsque je suis partie vivre en Europe, c'est parce que je ne me voyais pas au Rwanda peu après le génocide. J'ai vraiment craint pour ma vie parce que des infiltrés venaient de l'autre côté de la frontière, à la recherche de survivants et s'en prenaient à ceux qu'ils savaient avoir survécu. En fait, à la fin de 1995, un groupe de personnes a été arrêté et, lors de leur interrogatoire, il a été révélé que mon nom figurait sur une liste de personnes qu'ils visaient. Le Rwanda de l'époque était un pays où régnaient la peur, le désespoir, la colère et la pauvreté.
Mais aujourd'hui, le Rwanda est un pays qui donne de l'espoir. C'est un pays qui montre que l'on peut vivre en paix avec ses voisins. C'est ce qui m'a donné le courage et la nécessité de retourner dans mon pays d'origine.
Je n'ai jamais imaginé qu'il serait possible pour les communautés hutu et tutsi de vivre à nouveau côte à côte, compte tenu de ce que nous venions de vivre. Mais les jeunes, ceux qui sont nés au cours des 30 dernières années, sont complètement différents. Ils me montrent qu'il y a une bien meilleure vie pour les Rwandais.
Cela dit, lorsque vous avez vécu ce que nous avons vécu, peu importe où en sont les choses ; au fond de vous, il y a toujours ce sentiment de « et si… ».
Et puis, quand on voit ce qui se passe autour de nous dans la région, où des choses similaires se produisent dans certains pays voisins. Cela me rappelle que, malgré le chemin parcouru par le Rwanda, il y a toujours un risque que les choses s'effilochent et que l'on revienne à la situation d'il y a tant d'années ».