Fil d'Ariane
De Gaza à l'Ukraine, rendre des comptes est essentiel pour mettre fin aux violations des droits humains : Türk
Alors que la guerre à Gaza fait toujours rage et que le nombre de morts, principalement des femmes et des enfants, augmente d'heure en heure, il est « absolument essentiel » de garantir l'obligation de rendre des comptes pour éviter que les griefs ne s'enveniment, a déclaré jeudi le plus haut responsable des droits de l'homme de l'ONU.
Dans un entretien exclusif avec ONU Info, le Haut-Commissaire aux droits de l'homme, Volker Türk, a souligné que cette obligation de rendre des comptes est essentielle et constitue un « chaînon manquant » fondamental dans la plupart des conflits à travers le monde, ce qui ne fait que perpétuer les cycles de violence.
« Il est absolument essentiel que l'obligation de rendre des comptes fasse partie de tout accord futur, car nous savons que si l'impunité règne, si les faits ne sont pas révélés et si la vérité n'est pas dite, les griefs se poursuivront encore et encore », a-t-il déclaré, faisant référence au dernier cycle sanglant du conflit israélo-palestinien.
Au-delà du Moyen-Orient, l'entretien met en lumière la guerre en cours en Ukraine, où les civils subissent également le poids de l'invasion russe.
Reconnaissant que traduire les auteurs en justice peut être un travail lent, M. Türk a néanmoins souligné le pouvoir des mécanismes de responsabilité, dont les procès de Nuremberg ou les tribunaux après la guerre en ex-Yougoslavie au milieu des années 1990, déclarant : « Une fois que vous avez commis ce type de crimes, vous ne pouvez jamais être sûr qu'à un moment donné vous ne serez pas attrapé ».
Lors de l'entretien, le chef des droits de l'homme de l'ONU a également parlé du danger de la montée des discours de haine et du recul des droits des femmes, ainsi que de la campagne menée par l'ONU au cours de l’année écoulée pour faire progresser l'égalité des droits à l'occasion du 75e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l'homme.
Certaines parties de cet entretien ont été éditées par souci de clarté.
ONU Info : Cela fait maintenant plus de deux mois que la plus recente escalade du conflit entre Israël et la Palestine a éclaté, suite à l'horrible attaque du Hamas le 7 octobre et à la réponse d'Israël. Nous assistons semaine après semaine à des scènes d'horreur. Plus de 18.000 Palestiniens sont morts, dont un grand nombre d'enfants.
Vous avez exprimé de très vives inquiétudes quant aux multiples et effroyables violations du droit international et vous avez demandé l'ouverture d'une enquête. Vous avez rappelé que « personne n'est au-dessus de la loi ».
Peut-on vraiment faire quelque chose pour faire respecter le droit international en matière de droits de l'homme et garantir que le droit humanitaire s'applique à tous les États membres ?
Volker Türk : Tout d'abord, ce qui se passe dans la bande de Gaza, en Cisjordanie, mais aussi en Israël, est une véritable tragédie, car en fin de compte, toutes les communautés sont touchées.
Bien sûr, ce qui se passe à Gaza est plus que dévastateur. Je suis également scandalisé par le fait que tant de nos collègues aient été tués, [135] de l'UNRWA, un de l'OMS. Notre système humanitaire n'est pas respecté, nous ne sommes pas en mesure de fournir ce que nous pourrions normalement faire dans une situation de guerre, et les droits de l'homme et le droit humanitaire international sont violés quotidiennement sous les formes les plus diverses.
Nous savons que si l'impunité règne, si les faits ne sont pas révélés et si la vérité n'est pas dite, les griefs ne cesseront de s'accumuler
Il est absolument essentiel que l'obligation de rendre des comptes fasse partie de tout accord futur, car nous savons que si l'impunité règne, si les faits ne sont pas révélés et si la vérité n'est pas dite, nous aurons des griefs à n'en plus finir. J'espère qu'avec le travail que nous faisons du côté des droits de l'homme, mais aussi ce que fait la Cour pénale internationale, ce que font les différents mécanismes, cela nous aidera à surmonter certains des problèmes de responsabilité auxquels nous sommes confrontés dans cette situation.
ONU Info: Quelles sont les prochaines étapes que vous envisagez et que dites-vous à ceux qui signalent des signes possibles de génocide ?
Volker Türk : Nous allons continuer à documenter, rapporter et surveiller la situation. Je suis très inquiet du risque de crimes d'atrocité. Je suis très inquiet de la situation en Cisjordanie, en particulier, car depuis le 7 octobre, plus de 271 Palestiniens ont été tués, dont 69 enfants. Je m'inquiète de ce que cela signifie pour l'avenir.
Je suis également extrêmement choqué par le langage déshumanisant que j'ai entendu - à la fois de la part du Hamas, mais aussi de la part des dirigeants militaires et politiques israéliens. Certains d'entre eux ont fait des commentaires tout à fait inacceptables qui nous inquiètent beaucoup.
ONU Info : Concernant la situation en l'Ukraine, vous avez dénoncé les violations des droits de l'homme « graves et choquantes » commises par les forces russes, sans grand effet concret, et plusieurs mécanismes de défense des droits de l'homme surveillent les violations et publient régulièrement des rapports. Comment faites-vous pour maintenir l'attention sur une autre guerre horrible, qui dure depuis près de deux ans maintenant ?
Volker Türk : Dès mon retour à Genève la semaine prochaine, je m'adresserai au Conseil des droits de l'homme pour faire le point sur la situation en Ukraine. Comme vous le savez, en hiver, la situation est encore pire parce que certaines communautés, en particulier près des lignes de front, n'ont pas été en mesure d'avoir à nouveau accès à l'électricité.
Les meurtres se poursuivent, de graves violations des droits de l'homme, en particulier la torture, sont commises chaque fois que les forces russes sont en mesure d'occuper un territoire. Et oui, nous devons nous assurer qu'une fois de plus, les responsabilités soient établies.
Nous disposons d'un certain nombre de mécanismes similaires à ceux que nous voyons au Moyen-Orient - des mécanismes de responsabilité qui sont utilisés - et j'espère simplement qu'ils serviront réellement la justice, dans l'intérêt de toutes les victimes.
ONU Info : L'obligation de rendre des comptes demeure donc la clef ?
La clé, c'est la responsabilité, car c'est le chaînon manquant dans la plupart des situations de conflit dans le monde
Volker Türk : La clé, c'est l'obligation de rendre des comptes, car c'est le chaînon manquant dans la plupart des situations de conflit dans le monde. Et si l'on n'aborde pas la question de la responsabilité, on retombera dans la guerre et le conflit.
ONU Info: Diriez-vous donc qu'il y a un espoir de garantir une procédure régulière dans une guerre comme celle de l'Ukraine ?
Volker Türk : Tout d'abord, la question est de savoir quand cela peut être fait. Mais nous avons vu dans tant d'autres situations, si vous regardez rien qu’en la Bosnie et les guerres en ex-Yougoslavie, mais aussi au Rwanda et dans d'autres situations, des gens se sont fait prendre.
Aujourd'hui encore, nous avons des juridictions nationales, des juridictions universelles qui s'appliquent. Une fois que l'on a commis ce type de crimes, on ne peut jamais être sûr de ne pas être attrapé à un moment ou à un autre.
Je crois en ce mécanisme de responsabilité. Nous ne l'avions pas il y a 75 ans. Nous l'avions au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Le système mis en place lors du procès de Nuremberg nous a beaucoup aidé à mettre en place un système de responsabilité.
Je sais qu'il n'est pas assez rapide. Je sais que nous devrions l'appliquer partout et avec la même intensité, mais c'est le début de quelque chose d'incroyablement important.
ONU Info : Et c'est un processus que vous espérez voir se développer au fil du temps en tant que moyen de dissuasion ?
Volker Türk : Je pense que nous avons vu qu'il s'agissait d'un moyen de dissuasion. Nous devons faire en sorte que le prix de la non-conformité soit beaucoup plus élevé. C'est la raison pour laquelle il faut rendre des comptes. Cela fait également partie de la prévention.
ONU Info: Que répondez-vous à ceux qui ont perdu la foi dans les droits de l'homme et qui disent qu'ils ne s'appliquent qu'à certains et pas à d'autres, ou que l'évolution est lente ?
Volker Türk : Oui, et bien, au sein des Nations Unies, nous sommes nés d'événements cataclysmiques. Les deux guerres mondiales, l'Holocauste, la menace nucléaire, les déplacements massifs - rien qu'en Europe, 60 millions de personnes ont été déplacées. Lorsque nous parlons de chiffres aujourd'hui, vous pouvez voir ce qu'il en était à l'époque.
C'est de là que sont nées la Charte des Nations Unies et la Déclaration universelle des droits de l'homme.
Cela s'est fait dans le contexte d'une période horrible de l'histoire de l'humanité, et cela s'est fait précisément avec ce sentiment de ne plus jamais recommencer.
Et c'est ce que la Déclaration universelle des droits de l'homme a engendré. Au cours des 75 dernières années, nous avons vu - nous ne parlons pas assez des réalisations - des réalisations massives sur le front des droits de l'homme. Si l'on se place dans une perspective historique, on constate que des progrès considérables ont été accomplis dans le domaine des droits de l'homme.
Nous avons vu des réalisations massives sur le front des droits de l'homme, si l'on pose un regard historique
Bien sûr, il y a aussi des échecs, mais ce n'est pas le système des droits de l'homme lui-même qui est en cause, ce sont les échecs de la mise en œuvre. Cela nous ramène à ce que sont les États membres et leurs obligations, mais aussi, de plus en plus, aux entreprises, au secteur privé et aux acteurs non étatiques, de manière plus générale. Et c'est sur ce point que nous devons également mettre l'accent.
ONU Info : Comment comptez-vous faire en sorte que les droits de l'homme soient pris plus au sérieux ? Pourriez-vous donner des exemples de leur fonctionnement ou des solutions de meilleures pratiques sur le terrain ?
Volker Türk : Je reviens tout juste de Genève, où nous avons organisé un événement de haut niveau de deux jours pour commémorer les 75 ans de la Déclaration universelle des droits de l'homme. C'est un petit miracle que, dans un contexte de polarisation et de tensions géopolitiques, plus de 155 pays aient pris des engagements concrets qui auront un effet transformateur.
Par exemple, cinq pays se sont engagés à abolir la peine de mort. Cinquante-quatre pays ont fait des suggestions très concrètes sur la manière d'améliorer l'égalité des sexes et la protection des femmes. Quatorze pays environ vont créer des institutions nationales de défense des droits de l'homme.
Nous avons des pays qui vont adopter une législation pour protéger les personnes handicapées. Plusieurs pays envisagent d'en faire plus sur les questions de responsabilité et de justice transitionnelle.
Cela me donne de l'espoir. Malgré toute l’actualité négative, nous constatons des progrès.
Au cours des trois dernières années, sept pays ont décriminalisé les relations homosexuelles, par exemple. Deux pays ont malheureusement fait marche arrière, mais sept pays ont dépénalisé les relations homosexuelles.
Il y a des progrès. Nous ne devons jamais abandonner et nous devons persévérer dans notre travail.
.ONU Info : Vous évoquez l'égalité des sexes et les droits des femmes. Nous voyons, des Talibans jusqu'au recul des droits reproductifs dans certaines des nations les plus soi-disant développées, comment interprétez-vous la réduction des droits des femmes dans le monde aujourd'hui ?
Volker Türk : Nous avons assisté à un recul très inquiétant de l'égalité des sexes, des droits liés au genre et des droits des femmes en général. Mais n'oublions pas non plus d'où nous venons. Il est important de garder cela à l'esprit.
Ce qui me choque aujourd'hui, c'est que des choses dont j'aurais pensé qu'elles ne seraient plus un problème, les droits en matière de santé sexuelle et génésique, par exemple - ou plus, ou simplement les questions d'égalité de base – sont aujourd’hui ouverte à débat.
J'espère simplement que c'est une aberration et que cela disparaîtra rapidement. C'est pourquoi nous devons nous battre pour cela, car rien n'est jamais acquis - c'est l'une des leçons tirées des droits de l'homme.
Je pense que chaque génération doit se les approprier, s'y engager à nouveau et trouver un moyen de s'opposer aux personnes influentes qui ont souvent des attitudes misogynes, sexistes et patriarcales qui, franchement, ne devraient pas avoir leur place au 21e siècle.
ONU Info : Et des régimes étatiques entiers aussi ?
Volker Türk : Et, en particulier, si vous regardez l'Afghanistan, où vous avez fondamentalement une autorité de facto qui persécute systématiquement les femmes et les filles en raison de ce qu'elles sont. Je veux dire que c'est à peu près du jamais vu au 21ème siècle.
La persécution systématique des femmes et des jeunes filles en raison de leur identité... c'est du jamais vu au XXIe siècle
Et nous devons vraiment trouver les moyens d'y mettre un terme. Mais il n'y a pas que cela. Nous avons également des problèmes très graves au Yémen. Il en va de même dans de nombreux pays, par exemple en Papouasie-Nouvelle-Guinée, en Iran et dans quelques autres pays où la discrimination à l'égard des femmes est systématique.
ONU Info : Quelque 70 élections nationales sont prévues à travers le monde entier l'année prochaine, et nous assistons à une érosion massive des principes de démocratie et de tolérance, ainsi qu'à une polarisation. Parallèlement, nous assistons également à une augmentation des campagnes de désinformation bien orchestrées et à une répression des manifestations, même pacifiques. Pouvez-vous nous dire ce que fait votre bureau pour soutenir des élections libres, équitables et transparentes ?
Volker Türk : Nous sommes très inquiets de voir que 70 élections ont lieu, que 4 milliards de personnes élisent leurs nouveaux dirigeants. Et en même temps, les plateformes de médias sociaux qui perpétuent souvent une désinformation nuisible, voire une incitation à la violence et à la haine.
Pour nous, il est donc extrêmement important de détecter rapidement les signaux d'alerte précoce, d'agir en conséquence et de les contrer. Il nous faut être en contact avec les entreprises technologiques qui gèrent les plateformes de médias sociaux afin qu'elles se chargent de la modération du contenu, par exemple, et que nous luttions par le biais de campagnes contre les effets néfastes des discours de haine ou de la désinformation sur les processus électoraux.
ONU Info : Vous avez parlé de discours et de haine. Nous assistons à une polarisation accrue, à des conflits, à la montée de l'antisémitisme et de l'islamophobie. Que dites-vous, par exemple, à ceux qui, face au conflit entre Israël et la Palestine, sentent la haine monter en eux ?
Volker Türk : La haine fait partie de ces émotions extrêmement négatives qui, malheureusement, se vendent bien. Et il y a parfois des intérêts commerciaux qui poussent à la haine. Nous devons réduire ce phénomène, nous devons le dénoncer. Nous devons montrer ces modèles commerciaux.
Et nous devons également trouver les moyens de ramener l'humanité à son cœur et à ses fondements. Je souhaite que les messages de paix, de guérison, de transformation de la haine en actions positives gagnent plus de terrain, à la fois dans les médias et dans les discussions.
Nous ne parlons guère plus de paix, ce qui est plutôt frappant, ni des droits de l'homme en tant que vecteur de transformation pour un monde meilleur. J'aimerais que l'on en parle davantage.
ONU Info : Nous avons mentionné à plusieurs reprises le 75e anniversaire de la Déclaration universelle. Nous arrivons à la fin d'une année de travail, avec deux semaines d'événements multiples marquant cet anniversaire. Comment vous sentez-vous lorsque vous sortez de l'ombre ? Qu'est-ce qui ressort de ces événements ?
Volker Türk : Nous avons - comme je l'ai déjà mentionné - ces promesses incroyables.
J'ai le sentiment, et il est parfois difficile de communiquer à ce sujet, que nous vivons un moment si sombre de notre histoire.
Les jeunes ... ils savent ce que signifie parler et ressentir les droits de l'homme, et cela me donne beaucoup d'espoir
Mais il y a une vague de fond en faveur des droits de l'homme. Je le constate dans les États membres. Je le vois dans le secteur privé et, surtout, chez les jeunes. Nous savons, grâce à différents sondages d'opinion, que les questions relatives au changement climatique et aux droits de l'homme figurent en tête de leurs préoccupations.
Nous avons mis en place un groupe consultatif de jeunes et des centaines de milliers de jeunes ont participé à différents événements liés à la Déclaration universelle des droits de l'homme. Et je peux vous dire qu'ils savent ce que signifie parler et ressentir les droits de l'homme. Cela me donne beaucoup d'espoir. Je vois cette force positive qui peut nous aider à remettre les droits de l'homme au centre de ce que nous sommes.
ONU Info: Donc, malgré l'état actuel des affaires mondiales, vous sentez plein d'espoir à l'issue de ces commémorations ?
Volker Türk : Je veux dire que nous ne pouvons jamais perdre espoir et nous ne pouvons jamais abandonner notre travail. Et je pense que dans les tragédies d'aujourd'hui, nous pouvons aussi voir quels sont les éléments qui nous permettent de sortir de cette situation, de nous éloigner de ce précipice et de garder l'espoir d'un avenir plus pacifique et plus accueillant pour l'autre.