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ENTRETIEN - Le nombre croissant d’affaires soumises à la CIJ est un « succès du multilatéralisme »

Le Greffier de la Cour internationale de Justice (CIJ), Philippe Gautier, estime que le nombre croissant d’affaires soumises à la Cour est un succès de multilatéralisme dans un monde où celui-ci est de plus en plus remis en question.

La CIJ est l’organe judiciaire principal de l’ONU. Composée de quinze juges, élus pour un mandat de neuf ans, elle a été instituée en juin 1945 par la Charte des Nations Unies.

Installée à La Haye, aux Pays-Bas, la Cour a une double mission, consistant, d’une part, à régler conformément au droit international les différends d’ordre juridique qui lui sont soumis par les Etats et, d’autre part, à donner des avis consultatifs sur les questions juridiques qui peuvent lui être soumises.

Depuis le 1er août 2019, Philippe Gautier, de nationalité belge, occupe le poste de Greffier, c’est-à-dire de chef du Secrétariat et des administrations qui assurent le fonctionnement de la Cour.

Il était récemment au siège des Nations Unies, à New York. ONU Info l’a rencontré pour un entretien dans lequel il aborde, notamment, certaines affaires très médiatisées traitées par la Cour, mais aussi le nombre croissant d'affaires et la capacité de la CIJ à faire face à cette charge de travail. 

Cet entretien a été édité pour des raisons de clarté et de longueur.

Philippe Gautier, Greffier de la Cour internationale de Justice (CIJ).
Nations Unies
Philippe Gautier, Greffier de la Cour internationale de Justice (CIJ).

ONU Info : La Cour traite actuellement plusieurs affaires très médiatisées. Pouvez-vous nous faire le point sur l'activité de la Cour dans ces affaires ?

Philippe Gautier : Le "rôle" de la Cour comporte actuellement 20 affaires. C'est un chiffre qui n'a jamais été atteint, donc inégalé.

Si l'on décompose ces affaires, on voit qu'il y a 18 affaires contentieuses, c'est à dire un différend, un conflit, entre États qui est porté par un État ou par compromis entre les deux États devant la Cour. L'objectif est de régler ce différend.

Vous faites référence à des cas qui ont attiré l'attention des médias. Je suppose que vous faites référence en particulier à l'affaire qui a été introduite par l'Ukraine contre la Fédération de Russie, qui concerne une question d'interprétation de la Convention sur le génocide. Cette affaire actuellement étant délibérée s'agissant de la compétence de la Cour, parce que la compétence a été contestée par la Fédération de Russie. Ce qu'il est important de mentionner, c'est que pour la première fois dans le cadre de ce contentieux, il y a eu un nombre inégalé également d'interventions d'États qui sont intervenus parce que ces États qui sont parties également à la Convention contre le crime de génocide, ont considéré que cela touchait une question d'interprétation pour laquelle il voulait faire part de leur vue. Il y a eu 32 États intervenants, ce qui est quand même exceptionnel.

Il faut également souligner que cette affaire ne concerne pas la légalité de l'utilisation de la force par la Fédération de Russie. Ce qui est porté devant la Cour, c'est l'allégation de l'Ukraine selon laquelle la Fédération de Russie a utilisé la Convention sur le génocide comme prétexte, selon l'Ukraine, pour procéder à cette opération militaire.

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Il y a également deux avis consultatifs qui ont attiré pas mal d'attention.

Le premier concerne la situation des territoires occupés en Palestine. C'est un avis consultatif qui est demandé non pas par des États. Les États peuvent activer la procédure contentieuse de la Cour pour régler les différends. Pour demander un avis consultatif, la possibilité n'est pas offerte aux Etats, c'est aux organisations internationales autorisées à le faire et bien entendu l'Organisation des Nations Unies. Dans ce cas-ci c'est l'Assemblée générale qui a demandé un avis consultatif sur cette question pour être aidée, pour recevoir des éléments d'information qui lui permettront d'agir de manière appropriée. Cela n'a pas pour objet de régler un différend, c'est pour résoudre ou pour apporter des éléments de réponse à une question juridique. Cela a attiré pas mal d'attention des États membres de la communauté internationale puisqu'il y a eu 57 dépôts de commentaires devant la Cour. Chaque État membre a la possibilité de déposer des observations écrites et de participer à la procédure orale. C'est un nombre très important et qui montre l'intérêt de cet avis consultatif. Le 2e jeu des observations écrites s'est clôturé hier (25 octobre) à La Haye. Et l'audience sera organisée à partir du 19 février 2024.

Il y a un autre avis consultatif qui a été demandé par la suite par l'Assemblée générale également, qui concerne les changements climatiques. La procédure est un peu moins avancée et le premier jeu d'observations écrites doit être clôturé pour le 22 janvier. Et puis, il y aura un second tour qui sera clôturé le 22 avril 2024. Et après ça, l'audience suivra.

Audience à la Cour internationale de Justice (CIJ) à La Haye (photo d'archives).
© ICJ/Frank van Beek
Audience à la Cour internationale de Justice (CIJ) à La Haye (photo d'archives).

ONU Info : Dans un monde divisé où les approches multilatéralistes ne semblent pas fonctionner, la Cour traite un nombre croissant d'affaires. Comment expliquez-vous cette tendance ?

Philippe Gautier : Oui, c'est effectivement un nombre inégalé. Comme je vous ai dit, c'est 20 affaires au "rôle", et on peut considérer que c'est un succès du multilatéralisme, même s'il est souvent décrié. Et ça montre une confiance des États. Et ça montre également que les États utilisent la Cour chaque fois que cela est possible

D'ailleurs, ces derniers jours, en discutant avec des représentants d'État, il y a un message qui est souvent transmis, qui est de dire : l'Etat que je représente n'est pas un grand État, ce n'est pas un État puissant, c'est un État moyen, petit, mais pour nous le droit international c'est une question de survie. Sans le droit international le monde dans lequel on vit n'a pas d'avenir. Donc le rôle de la Cour a véritablement un impact très positif auprès de la majorité des États.

Cela étant dit, nous vivons dans un monde multilatéral et la Cour n'est pas isolée. Elles n'est pas dans une tour d'ivoire, même si nous avons un palais, le palais de la paix. La Cour est un organe des Nations Unies. Nous avons besoin des Nations Unies, nous avons besoin de cet ordre multilatéral, parce que sans un contrôle du recours à la force, sans cette Organisation des Nations Unies à laquelle nous faisons partie, comment assurer le respect des décisions de justice. Donc c'est également indispensable pour la Cour d’être partie aux Nations Unies.

Je dirais qu’il y a un engouement, il y a un attrait pour la Cour, mais cela ne signifie pas nécessairement que la Cour est toujours ouverte à tout le monde. La Cour est ouverte à chacun des 193 États membres des Nations Unies, mais il faut encore, pour apporter une affaire devant la Cour, le consentement des deux parties, le demandeur, le défendeur. Sans cela, la Cour n'est pas compétente et pour ça, il faut réactiver les mécanismes qui permettent à la Cour de trancher. Ça peut paraître ardu, mais c'est important d'avoir cela à la disposition des États le moment venu, parce que lorsqu'il y a un conflit, parfois assez tendu, il y a souvent un des deux États qui n'a pas d'intérêt à se présenter devant la Cour et donc il vaut mieux avoir ce consentement, cet échange de consentements. Il y a différentes méthodes, mais qui sont assez anciennes et il faut peut-être renouveler cela et il faut toujours convaincre les représentants des États et les États et leur chef que c'est toujours préférable de recourir à la Cour ou à d'autres méthodes de règlement pacifique de différends. Il est toujours préférable de soumettre une affaire à la Cour que de s'embarquer dans des aventures qui peuvent être dangereuses.

ONU Info : Est-ce que vous pensez que le travail de la CIJ est suffisamment connu du grand public ?

Philippe Gautier : Probablement non. On a fait pas mal d'efforts pour que la Cour soit mieux connue du public et je crois que le site Internet comporte pas mal d'informations.

Je suis passé à librairie, ici à New York, et je vois qu'il y a toujours cet ouvrage sur la Cour internationale Justice qui est un ouvrage pour le public en général, pas pour les spécialistes. C'était très agréable d'apprendre que cet ouvrage était en tête de liste des ventes aux Nations Unies.

Donc on essaie de faire pas mal de promotion ou de divulguer l'information concernant les procédures devant la Cour ou l'activité de la Cour, mais ça reste insuffisant et j'en veux pour preuve le fait qu'il y a souvent des confusions entre la Cour pénale internationale, qui siège également à La Haye, et la Cour internationale de justice, même si la Cour pénale a son statut, c'est le statut de Rome qui a été conclu en 1998, et qui traite des personnes, qui juge des personnes accusées de crimes contre l'humanité, de crimes de guerre, de crimes de génocide, de crimes d'agression. Mais la Cour internationale de justice est l'organe judiciaire principal des Nations Unies. Son statut est dans la Charte des Nations Unies de 1945 et elle traite des différends entre États.

Il ne s'agit pas uniquement de faire connaître la Cour au grand public. Les États agissent par le biais de représentants et il faut expliquer à ces représentants les procédures devant la Cour, comment porter une affaire devant la Cour, l'intérêt de soumettre un différend à la Cour. Il y a des programmes de stage, des fellowship programs, qui sont mis en place. Quand je viens à New York, je rencontre des anciens participants à ces programmes et ça rend les choses plus faciles.

Et puis un 2e point, c'est que le grand public a un rôle à jouer pour la prévention des conflits armés, pour le recours à la justice internationale. Il ne faut pas sous-estimer le rôle du public, des assemblées nationales, parlementaires, parce que cela peut convaincre des représentants d'État, des chefs d'État, de soumettre une affaire à la Cour.

Je cite un exemple assez emblématique. C'est une affaire territoriale qui nous a été soumise sur la base d'un compromis entre le Guatemala et le Belize. Et il y a eu d'abord un référendum pour voir si la soumission de cette affaire à la Cour était acceptée par la population. Et heureusement, le vote a été positif. Mais c'est important d'avoir l'adhésion de la population et de montrer que la Cour est efficace et peut rendre une décision qui sera appliquée par les États.

Le Palais de la Paix, siège de la Cour internationale de Justice (CIJ).
Photo ONU/Andrea Brizzi
Le Palais de la Paix, siège de la Cour internationale de Justice (CIJ).

ONU Info : Vingt affaires sont actuellement inscrites au "rôle" de la Cour. Est-ce que la Cour est en mesure de faire face efficacement à cette charge de travail ?

Philippe Gautier : Bien sûr. Je vous répondrai positivement en ce sens que la Cour ne chôme pas. Il y a un regain d'activité. Avant de venir, il y a eu deux audiences, coup sur coup, dans des affaires urgentes, avec des demandes de mesures conservatoires, l'une par l'Arménie à l'égard d'un conflit avec l'Azerbaïdjan et quelques jours après une audience dans une affaire introduite par le Canada et les Pays-Bas contre la Syrie. Il s'agissait de la Convention contre la torture.

Avec 20 affaires et également des procédures incidentes comme des demandes de mesures conservatoires, ce sont des procédures urgentes, des mesures intérimaires de protection en attendant la décision au fond, ça demande chaque fois un travail supplémentaire.

La Cour fait face au surcroît de travail, mais ce n'est pas essentiellement durable, il faudra de nouveaux moyens pour pouvoir faire face. Je rappellerai que le budget de la Cour internationale de justice, c'est 29 millions de dollars des États-Unis, c'est moins d’un pour cent du budget général des Nations Unies, donc c'est une goutte d'eau en quelque sorte, mais la Cour est l'organe judiciaire principal des Nations Unies. 

Il y a eu un regain d'activité en 10 ans, le volume de travail a doublé. Donc nous aurons besoin de ressources supplémentaires. La Cour est connue pour avoir un budget assez modeste et mesuré. Lorsque les propositions budgétaires seront soumises pour 2025, elles seront solidement étayées, mais on a besoin là d'une rallonge pour pouvoir faire face de manière plus efficace aux affaires, il faudra également revoir certaines méthodes de travail s'agissant du greffe.

Je dirais également que l'effort porte sur La Haye, l'État hôte. La Haye est une cité merveilleuse pour une Cour internationale. C'est véritablement la cité de la paix, de la justice internationale. En même temps, nous sommes abrités dans un magnifique palais, mais qui a été bâti en 1913. Il y a de l'amiante. Des travaux doivent être entrepris. Cela prend un peu plus de temps que prévu, mais c'est important pour la sécurité des juges, du personnel et il faut également continuer à fonctionner de manière efficace pendant ces travaux. On est toujours en attente d'un accord global à ce sujet. Ce bâtiment qui date de 1913, il faut le rénover, il faut qu'on puisse fonctionner dans une cour moderne du 21e siècle. Il y a des problèmes de fonctionnement que nous subissons depuis un an et il y a des actions qui doivent être prises. Nous comptons sur l'action plus énergique du pays hôte à cet égard. En bref, je crois que nous avons besoin de quelques moyens supplémentaires, mais la Cour est prête à relever les nouveaux défis.