Fil d'Ariane
En RD Congo, traduire un criminel de guerre devant la justice
Pendant 96 heures, les ordres se sont enchaînés. Quatre jours plus tard, 287 personnes étaient mortes, 387 femmes et enfants avaient été violés et 13 villages de l'est de la République démocratique du Congo (RDC) privés de tout sentiment de normalité.
Le procès de Ntabo Ntaberi Sheka est l'affaire la plus emblématique et la plus complexe que le tribunal de la province du Nord-Kivu ait jamais traitée, et sa procédure et son jugement définitif en 2020 fournissent un exemple convaincant de la manière de traduire un criminel de guerre devant la justice.
À l'approche de la Journée de la justice pénale internationale de la Cour pénale internationale (CPI), qui marque l'adoption de son traité fondateur, le Statut de Rome, ONU Info a examiné de plus près un procès qui fournit une étude de cas importante pour les nations qui appliquent la justice pénale à travers le monde.
Il illustre également l'importance du soutien apporté par les opérations de paix des Nations Unies aux institutions nationales de justice et de sécurité.
Des crimes « d’une ampleur jamais vue »
Le 30 juillet 2010, des membres armés de la milice Nduma Défense du Congo (NDC) se déploient dans 13 villages reculés de Walikale, le plus grand territoire du Nord-Kivu, à 150 kilomètres à l'ouest de la capitale provinciale de Goma.
Située dans une vaste forêt équatoriale, la région est en proie à deux décennies de conflit, avec une myriade de groupes armés se battant pour contrôler les mines lucratives, y compris celles qui extraient le principal minéral de l'étain, la cassitérite.
M. Sheka, alors âgé de 34 ans – un ancien mineur qui avait fondé un an plus tôt ce que le Procureur militaire en chef de Goma a appelé le groupe armé « le plus organisé » de la région, avec des unités, des brigades, des bataillons et des compagnies – donne ses ordres.
Pendant quatre jours et quatre nuits, ses recrues les mettent en oeuvre.
« Sheka n'était pas n'importe qui », a déclaré à ONU Info Nadine Sayiba Mpila, Procureure de la République à Goma. « Sheka a commis des crimes d'une ampleur jamais vue en RD Congo ».
Elle décrit comment ses soldats « ont égorgé des gens et mis la tête de ces gens sur des pieux et ont marché dans les rues des villages pour dire : c'est ce qui vous attend si vous ne dénoncez pas ce qu'il appelait 'les ennemis' ».
Le 2 août 2010, la milice armée a commencé à occuper entièrement les villages.
Le mandat : recherché pour crimes de guerre
Ceux qui le pouvaient se sont enfuis en lieu sûr. Certains ont demandé l'aide médicale d'une organisation non gouvernementale (ONG) voisine.
En deux semaines, les récits des survivants sont parvenus aux autorités. Les médias ont qualifié les attaques de « viols de masse ». La Mission des Nations Unies dans le pays, la MONUSCO, a soutenu le déploiement d'un contingent de police.
En novembre 2010, une plainte a été déposée contre le chef de guerre. Les autorités congolaises ont alors émis un mandat d'arrêt national contre M. Sheka, et le Conseil de sécurité de l'ONU l'a ajouté à sa liste de sanctions.
Mandatée pour protéger les civils et soutenir les autorités nationales, la MONUSCO a lancé l'opération Silent Valley début août 2011, aidant les habitants à retourner en toute sécurité dans leurs villages.
Pas d'autre choix que de se rendre
M. Sheka était maintenant un fugitif.
« Acculé de toutes parts, il était désormais affaibli et n'avait d'autre choix que de se rendre », a déclaré le colonel Ndaka Mbwedi Hyppolite, Procureur en chef de la Cour militaire opérationnelle du Nord-Kivu, qui a jugé le cas de M. Sheka.
Il s'est rendu le 26 juillet 2017 à la MONUSCO, qui l'a remis aux autorités congolaises, qui l'ont à son tour inculpé de crimes de guerre, notamment de meurtre, d'esclavage sexuel, de recrutement d'enfants, de pillage et de viol.
« Le moment était venu de dire la vérité et de faire face aux conséquences de la vérité », a déclaré Mme Sayiba.
Le procès : 3 000 preuves
Avant le procès, les Casques bleus de l'ONU ont aidé à construire les cellules de détention qui ont abrité M. Sheka et la salle d'audience elle-même, où les procédures du tribunal militaire se sont déroulées sur deux ans, s'interrompant de mars à juin 2020 en raison du début de la pandémie de COVID-19.
À partir de novembre 2018, le tribunal a examiné 3.000 éléments de preuve et entendu 178 témoins lors de 108 audiences.
Leurs témoignages ont joué un rôle clé, représentant le « dernier recours » de l'accusation pour prouver que des crimes avaient été commis, a expliqué Patient Iraguha, Conseiller juridique principal de TRIAL International en RDC, qui a aidé les autorités dans l'affaire.
Mais amener les victimes à témoigner était un défi de taille, ont déclaré les procureurs congolais.
Au cours du procès, M. Sheka avait « contacté certaines victimes pour les intimider », compromettant leur volonté de comparaître devant le tribunal. Cependant, un effort conjoint impliquant l'ONU et des partenaires tels que TRIAL International a changé cela, a expliqué Mme Sayiba.
Le colonel Ndaka a accepté, ajoutant que certaines victimes de viol craignaient également d'être stigmatisées par la société.
Des mesures de protection ont été mises en place et les autorités judiciaires ont pu recueillir des preuves en collaboration avec la MONUSCO, qui a également formé la magistrature aux procédures de droit pénal international, donnant au tribunal des connaissances suffisantes pour enquêter correctement sur l'affaire, a-t-il souligné.
« Lorsque les autorités congolaises ont dû se rendre sur le terrain pour enquêter ou écouter les victimes, elles ont été entourées par un contingent de la MONUSCO », a-t-il expliqué. « Les victimes qui se sont présentées l'ont fait grâce au soutien apporté par nos partenaires ».
Tonderai Chikuhwa, chef de cabinet au Bureau des Nations Unies du Représentant spécial du Secrétaire général sur la violence sexuelle en temps de conflit, se souvient avoir entendu parler directement des crimes.
« Les témoignages déchirants que j'ai entendus de survivants dans 7 villages de Kibua à Mpofu à Walikale en 2010 sont gravés de manière indélébile dans mon esprit », a-t-il écrit alors sur les réseaux sociaux.
Les premiers témoins à comparaître devant le tribunal étaient six enfants, les victimes ayant témoigné jusqu'en juillet 2020.
« Après son témoignage devant le jury, Sheka s'est mis à pleurer », se souvient Mme Sayiba.
« Les larmes d'un accusé sont une réponse », a-t-elle estimé. « Je crois que Sheka s'est rendu compte qu'il était maintenant seul. Il devait assumer la responsabilité de ses actes ».
Le verdict : la justice congolaise « l'a fait »
Le 23 novembre 2020, le tribunal militaire opérationnel a condamné M. Sheka à la prison à vie.
« Cela marque une avancée importante dans la lutte contre l'impunité des auteurs de recrutement d'enfants et d'autres violations graves », a écrit le Secrétaire général de l'ONU à propos de l'affaire dans son rapport sur les enfants et le conflit armé en RDC.
Mme Sayiba a déclaré que la condamnation envoyait « un grand message » et « une assurance aux victimes qui pouvaient désormais voir que leurs témoignages n'étaient pas vains ».
Pour le colonel Ndaka, le verdict a été « une source de fierté pour moi, pour mon pays, pour la justice congolaise ».
Aujourd'hui, l'ONU continue de soutenir les efforts visant à mettre fin à l'impunité en RDC, en République centrafricaine, au Mali, au Soudan du Sud et dans d'autres pays. Au Nord-Kivu, le parquet a été élargi en juin, avec le soutien de l'ONU, au tribunal de paix de Goma.
M. Sheka, aujourd'hui âgé de 47 ans, poursuit sa peine à perpétuité dans un établissement de la capitale, Kinshasa.
« Le fait que Sheka ait été jugé et condamné est la preuve que l'État de droit existe et que vous ne pouvez pas rester impuni lorsque vous avez commis les crimes les plus graves et les plus abominables », a affirmé le colonel Ndaka. « La justice congolaise a pu le faire, avec de la volonté, de la détermination et des moyens. Elle était capable de le faire, et elle l'a fait ».