Fil d'Ariane
L’opinion publique a un vrai poids dans la prévention des conflits et c’est une raison d’espérer - Greffier de la CIJ
Philippe Gautier, Greffier de la Cour internationale de Justice (CIJ), assure que la Cour joue un rôle important dans un monde en proie aux crises, et que l’opinion publique, si elle était mieux informée des mécanismes de prévention des conflits, pourrait peser sur les décisions des gouvernants.
La Cour internationale de Justice (CIJ) est l’organe judiciaire principal de l’ONU. Composée de quinze juges, élus pour un mandat de neuf ans, elle a été instituée en juin 1945 par la Charte des Nations Unies et a entamé ses activités en avril 1946.
Installée à La Haye, aux Pays-Bas, elle est le seul des six organes principaux de l’ONU dont le siège n’est pas à New York.
La Cour a une double mission, consistant, d’une part, à régler conformément au droit international les différends d’ordre juridique qui lui sont soumis par les Etats et, d’autre part, à donner des avis consultatifs sur les questions juridiques qui peuvent lui être soumises.
Depuis le 1er août 2019, Philippe Gautier, de nationalité belge, occupe le poste de Greffier, c’est-à-dire de chef du Secrétariat et des administrations qui assurent le fonctionnement de la Cour.
Il était récemment au siège des Nations Unies, à New York. ONU Info l’a rencontré pour un entretien qui aborde, entre autres sujets, la place de la Cour face au conflit entre la Russie et l’Ukraine, et le rôle du droit international face aux défis climatiques et à la montée des nationalismes et des discours de haine.
Cet entretien a été édité pour des raisons de clarté et de longueur.
ONU Info : En février 2022, la Cour a demandé à la Russie d'arrêter son opération militaire et Moscou, pourtant partie de la Cour internationale de Justice, a refusé d'obtempérer et de s'y présenter. Que répondez-vous à ceux qui doutent aujourd'hui de la crédibilité et du poids de la justice internationale ? Et par ailleurs, la CIJ est-elle totalement absente du conflit entre ces deux Etats ?
Philippe Gautier : Je vais commencer par répondre à la deuxième question, pour préciser que la Cour est bien présente, qu’elle n'est pas à la périphérie des problèmes de la communauté internationale et que toute une série de questions brûlantes lui sont soumises.
Effectivement, suite aux opérations militaires lancées contre l'Ukraine, une requête a été introduite par l'Ukraine contre la Fédération de Russie. Mais cette requête, il est important de le préciser, ne concerne pas l’utilisation de la force.
Au départ, il est important de préciser une grande différence avec le droit interne : pour que la Cour Internationale de Justice soit compétente dans une affaire, il faut que les deux Etats parties à un différend aient donné leur consentement préalable. Or, il n'y a pas d'accord entre l’Ukraine et la Russie sur le fait de soumettre à la Cour une question liée à l'usage de la force. Ce sur quoi les deux Etats se sont mis d'accord, c'est, en tant que parties à la Convention contre le crime de génocide, sur le fait que soit soumise à la Cour toute question d'interprétation de cette Convention. Une question complètement différente.
Donc, du fait que la Fédération de Russie avait motivé son intervention en invoquant l'existence d’un génocide dans certaines parties de l'Ukraine, l'Ukraine a décidé d’introduire une demande concernant un différend lié à cette Convention sur le génocide. Selon l'Ukraine, il n'est pas possible, il n'est pas légal, qu'un Etat partie à la Convention utilise des allégations de génocide pour justifier une intervention armée.
Je voulais simplement préciser ce contexte, parce que lorsqu'on s'adresse à l'opinion publique, il faut être précis et ne pas faire trop d'amalgame. Donc, ce litige n'est pas véritablement sur l'utilisation de la force mais sur la question de la Convention sur le génocide et l'Ukraine a demandé des mesures conservatoires.
Et effectivement, la Cour a considéré que l’Ukraine pouvait faire valoir des droits tirés de la Convention sur le génocide, que la Cour devait protéger ce droit et qu'il y avait urgence. Elle a donc demandé à la Fédération de Russie de suspendre son opération armée. Cela n'a pas été suivi d'effet. Je dois seulement souligner que ça n'enlève aucunement la valeur obligatoire de mesures conservatoires.
Est-ce qu’il y a eu méconnaissance, non-respect, par la Fédération de Russie de mesures obligatoires ? C'est une question qui peut être traitée par la Cour au fond.
Vous avez aussi évoqué la non-participation de la Fédération de Russie aux procédures de la Cour. Je peux dire qu'il y a quand même un changement sur ce point puisque la Russie a maintenant désigné un agent et a soulevé des exceptions préliminaires à l'égard de la compétence de la Cour.
La Fédération de Russie, c’est son droit, considère que la Cour n'est pas compétente. Donc, il y aura d'abord une première phase du procès liée à cette question précise de la compétence de la Cour, déterminée par le consentement des Etats.
J'ajouterais qu’il y a d'autres cas dans la jurisprudence où des mesures conservatoires ont été suivies d'effet et ont permis de pacifier une situation. On peut citer l’affaire du temple Préah Vihéar, entre le Cambodge et la Thaïlande, dans laquelle, les deux Etats ont demandé à la Cour de délimiter un périmètre démilitarisé autours de ce lieu et ont pleinement respecté les mesures.
Plus récemment, en 2019, dans l'affaire Jadhav, un ressortissant indien avait été condamné à mort au Pakistan, et l'Inde a demandé des mesures conservatoires devant la Cour en raison, selon elle, du non-respect des obligations consulaires du condamné par le Pakistan. La Cour a demandé de surseoir à l’exécution en arguant de l’urgence et du risque de dommages irréparables à l’intéressé. Et il n'y a pas eu d'exécution.
Donc les mesures conservatoires ont été respectées. Preuve que d'autres membres de la communauté internationale, et pas nécessairement les plus puissants, peuvent montrer l’exemple. Tout le monde est néanmoins censé respecter le droit international.
ONU Info : Sur la question de la crédibilité. A ceux qui doutent aujourd'hui de la crédibilité du poids de la justice internationale, vous répondez que l'institution est toujours vivace, toujours présente et toujours prise en compte ?
Philippe Gautier : Je dirais qu’elle est d'autant plus prise en compte quand la société internationale est traversée par des crises. J'ai parlé bien sûr de l'affaire Ukraine-Russie, mais Il y a une autre affaire entre ces deux pays qui concerne la Crimée. Il y a l'affaire introduite par la Gambie contre le Myanmar à l'égard également d'allégations de génocide.
Donc le rôle de la Cour, la liste de ses affaires, est bien rempli. Nous avons seize affaires actuellement pendantes cette année. A la fin de l'année auront lieu six sessions d'audiences, ce qui est peu fréquent.
Il y a vraiment un engouement pour la Cour à laquelle les États soumettent leurs affaires de manière accrue. Donc c'est plutôt un succès du multilatéralisme.
Mais attention, il faut rester mesuré.
Il faut rester prudent parce que je le répète, la règle d'or, c'est le consentement des Etats. On constate que la majeure partie du travail de la Cour est constituée par des affaires entre des Etats qui ont exprimé leur consentement préalable à ce tribunal, par des clauses dans des traités préexistants, ou par des déclarations d’Etats disant par avance respecter et accepter la compétence de la Cour.
Mais il y a également ce que nous appelons des compromis. Les États peuvent, par voie d'accords, après la naissance d'un différend, soumettre celui-ci à la Cour. Entre la Guinée Equatoriale et le Gabon, récemment, une affaire de délimitation a été soumise par voie de notification d'un accord, d'un compromis.
Même chose entre le Guatemala et Belize. Dans leur cas, il est assez intéressant de mentionner que les deux États ont décidé d'organiser des référendums avant de soumettre l'affaire à la Cour, qui ont suscité un vote positif au sein des deux États.
Donc, je crois qu’il est important d'expliquer à l'opinion publique qu'il y a une Cour, que celle-ci fonctionne que la liste des affaires traitées est fournie et qu'au lieu de recourir à des méthodes qui sont peut-être moins pacifiques ou moins efficaces, il est préférable de s'en remettre à la justice internationale.
Son budget est très modeste : 28 millions de dollars des États-Unis par an. Avec ça, vous n'achetez pas un avion de combat ! Mais cette somme très modeste permet de solutionner trois ou quatre différends par an.
Donc c'est efficace, ça fonctionne. Mais il faut l'accord des États. Non seulement leur adhésion, mais également celle de leurs opinions publiques.
Je crois qu'il ne faut pas négliger le poids de l'opinion publique. Celle-ci n'est pas toujours au courant que ces mécanismes existent et c'est aussi une des raisons d'espérer. Ce qu'il faut, c’est motiver, convaincre. Montrer qu’un bon procès vaut mieux qu'une mauvaise opération armée.
ONU Info : Justement, nous sommes entrés dans une ère de déclamations nationalistes, de discours de haine sur les réseaux sociaux. Comment une institution comme la Cour internationale de Justice, qui incarne la raison et le règlement pacifique des conflits peut-elle se faire entendre dans ce climat ? Et comment peut-elle faire passer son message auprès de l'opinion publique ?
Philippe Gautier : Je dirais que la Cour n'a pas réellement un message à faire passer. La Cour doit rendre justice et doit appliquer les règles de droit. Les règles de droit ne sont pas en faveur d'actes à l'encontre des populations civiles. Et donc il y a des règles qui existent et ce qu'il faut, c'est que ces différends, liés à du mauvais nationalisme, soient portés devant la cour.
Et c’est le cas. Si vous regardez les affaires récemment soumises à la Cour depuis quinze ans, vous voyez une série d'affaires touchant des questions relatives aux droits humains. J'ai mentionné la Convention sur le génocide. Bien sûr, des actes de génocide consistent à dresser un groupe contre un autre et peuvent donc faire l'objet d'un différend interétatique.
Il ne s’agit pas d’une compétence pénale devant la Cour internationale de Justice, car ce sont des Etats qui s’y présentent d’eux-mêmes. Mais un Etat doit agir pour prévenir des actes de génocide ou intervenir pour empêcher que ceux-ci soient perpétrés. Donc il y a une responsabilité de l'Etat. J'ai déjà mentionné deux cas en cours concernant la Convention sur le génocide. Il y a également plusieurs affaires qui ont déjà été rendues et qui sont inscrites au rôle du tribunal concernant des allégations de violation de la Convention sur l'élimination de toutes formes de discrimination raciale.
Cela aussi, bien sûr, constitue une manière de lutter contre des incitations à la haine vis à vis d'un groupe ethnique.
Donc la Cour peut faire son travail, et fait son travail lorsque des demandes sur ces points sont introduites par des Etats. Mais là encore, la Cour ne peut pas se saisir d'elle-même. Ça, c'est la règle que je continue de rappeler, la règle du consentement.
La Cour ne se saisit pas d'elle-même, à la différence d’une Cour disposant d’une compétence pénale. Elle doit recevoir une demande de la part d'un des membres de la communauté internationale, d'une des parties à son statut. Et tout Etat membre de l’ONU, chacun des 193 membres des Nations Unies, a accès à la Cour s'il le veut.
ONU Info : La question de l'environnement et du changement climatique est au premier plan de l'agenda des organisations internationales. Quel rôle joue ou pourrait jouer la Cour dans ce domaine ?
Philippe Gautier : Je dirais que la Cour a joué un rôle dans ce domaine depuis les années 1990. En 1997, il y a l'affaire Gabčíkovo-Nagymaros concernant des barrages entre la Hongrie et la Tchéquie. C'est le premier arrêt concernant l'environnement, mais il y en a eu d'autres par la suite. Vous avez un arrêt très important dans les affaires d’usine de pâte à papier sur le fleuve Uruguay, entre l'Argentine et l'Uruguay, et sur leurs conséquences potentiellement dommageables sur l'environnement fluvial. La Cour a rendu alors des décisions très attendues et importantes sur l'obligation de procéder à des études d'impact sur l'environnement avant de se lancer dans des activités industrielles. C'est une obligation coutumière, a dit la Cour. C'était la première fois qu’on le reconnaissait en droit international.
Donc la Cour est bien équipée, elle a l’expérience nécessaire pour rendre justice en la matière et même sur les questions de compensation.
Dans une affaire plus récente entre le Costa Rica et le Nicaragua, il s’agissait de la destruction d'une zone protégée, une zone humide appartenant au Costa Rica. La Cour a ordonné des compensations financières, qui prenaient en compte, pour la première fois, les dommages à la nature dans le calcul des indemnités.
Donc je crois que la Cour a des lettres de noblesse, en quelque sorte, et peut s'acquitter de toutes tâches en la matière. On entend bien sûr à New York des rumeurs sur des demandes potentielles d'avis consultatifs.
Bien sûr, ce n'est pas à moi de me prononcer à leur sujet, mais cela démontre simplement que la Cour dispose de l'expertise nécessaire.
ONU Info : Pensez-vous que le changement climatique pourrait changer le droit ou compliquer la tâche d’une juridiction comme la vôtre, tant du point de vue des frontières que des responsabilités internationales ? Vu les implications du climat sur les relations entre Etats, est-ce que cela peut avoir une influence sur votre travail ?
Philippe Gautier : Oui, effectivement. Bien sûr, c'est à la Cour de se prononcer en la matière. Mais des règles existent déjà. Par exemple, si vous prenez la Convention sur le droit de la mer de 1982, la convention de Montego Bay, vous voyez que la définition de la pollution qui est inscrite dans la convention intègre le changement climatique, l'élévation des températures des océans par exemple.
Il y a des articles qui traitent de la pollution atmosphérique, de l'obligation d'agir, de prendre des mesures pour lutter contre cette pollution. Donc, il existe déjà un réseau d'obligations. Vous avez raison, je pense personnellement que le droit subira certains changements. Et vous avez tout de suite mis le doigt sur des aspects comme les frontières maritimes.
À partir du moment où a lieu une élévation du niveau des mers, le calcul sur la base desquels des frontières ont été établies a-t-il encore un sens quand par exemple des frontières maritimes ont été délimitées par des rochers dans la mer, des hauts fonds découvrant, qui émergeaient jusqu’alors à marée basse ? Cela pose de nouvelles questions et les juristes du monde entier, d'ailleurs, se penchent sur ces questions. La Commission du droit international, un organe des Nations Unies, l’a mis à son agenda. Mais il existe déjà des dispositions qui peuvent guider une cour de justice lorsqu'une affaire lui est soumise sur ces matières.
ONU Info : Notre dernière question concerne la jurisprudence. Est-ce qu'elle offre une cartographie des préoccupations des Etats à un moment donné dans l'histoire ? Et de ce point de vue, avez-vous observé une évolution, une tendance particulière dans les litiges présentés à la Cour ?
Philippe Gautier : Je crois que vous avez plus ou moins répondu à la question, en ce sens que si on regarde le rôle des affaires, la liste des affaires soumises à la Cour, cela vous donne un peu un sentiment de l'état de la société internationale, un instantané des crises ou de questions qui traversent la société.
Les affaires soumises depuis une vingtaine d'années peuvent être divisées en rubriques. Le fonds de commerce de la Cour, ce sont plutôt les affaires de délimitations terrestres ou maritimes, des affaires importantes parce que leur examen permet d’éviter des conflits.
Il est toujours préférable de demander à un arbitre, à un tiers, de régler ce type de différends.
Car si un gouvernant fait des compromis, il peut être accusé chez lui de ne pas être fidèle à son Etat. Donc, il vaut parfois mieux qu'une cour s’en charge. Outre les délimitations, on trouve une série d’affaires qui concernent les droits humains, la Convention sur le génocide, la Convention sur l'élimination de toutes formes de discrimination raciale et des questions qui intéressent les relations diplomatiques ou le droit diplomatique. La dernière affaire a été introduite par la Guinée Equatoriale contre la France à propos d’un bâtiment parisien appartenant à la Guinée Equatoriale que ce pays considère couvert par la règle de l'immunité. Les relations diplomatiques font également l'objet d'un différend entre l'Italie et l'Allemagne.
Il y a aussi l'environnement. Deux affaires et une autre actuellement en délibéré concernant un cours d’eau international entre la Bolivie et le Chili, qui pose des questions intéressantes sur l'utilisation des eaux transfrontières, un thème d'avenir, j'en suis sûr. Donc vous avez là déjà diverses catégories de litige qui intéressent la communauté internationale.
L'utilisation de la force aussi, avec l'affaire Congo-Ouganda où la Cour s'est prononcée sur les réparations des dommages de guerre. Donc vous voyez, il y a une évolution, qui prend en quelque sorte la température de la société internationale, mais pas toujours directement.
Parfois, un conflit ne peut pas faire l'objet d'un recours devant la Cour internationale parce que les Etats en cause n'ont pas donné leur consentement. Mais il fera alors l'objet d'une plainte ou d'une demande sur la base d'une convention plus périphérique, comme la convention sur le génocide dans l'affaire Ukraine Russie également. Mais je dirais que l'évolution principale, c'est l’augmentation du nombre d'affaires.
Nous observons une accélération qui montre que la justice internationale est nécessaire, et concerne toutes les régions du globe. Il est loin le temps où l’on pouvait dire que les États de l'Europe étaient ceux qui soumettaient le plus de différends. Dans l'annuaire de la cour on trouve des graphiques qui représentent la proportion des différents Etats dans les recours. On y voit que toutes les régions du globe sont représentées, que ce soit comme demandeurs ou comme défendeurs. C’est une évolution positive.