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INTERVIEW - Le dessin de presse, une voix indispensable en temps de crise, soutient Chappatte

Patrick Chappatte, dessinateur de presse suisse

Le monde a célébré, mardi 3 mai, la Journée internationale de la liberté de la presse. A Genève, la fondation Freedom Cartoonists a remis le prix international du dessin de presse « Kofi Annan Courage in Cartooning 2022 » au Hongrois Gábor Pápai et à l’Ukrainien Vladimir Kazanevsky. Le premier pour ses dessins jetant un regard critique sur la religion ou la gestion de la COVID-19 dans son pays ; le second pour ses œuvres dénonçant l’agression russe en Ukraine. Ils ont été récompensés lors d’une cérémonie en présence de la Haute-Commissaire aux droits de l’homme, Michelle Bachelet, et des Prix Nobel de la paix, Maria Ressa et Dmitry Muratov.

Selon le Président de la Fondation, Patrick Chappatte, dessinateur de presse suisse et collaborateur du Temps mais aussi du Canard Enchaîné, le dessin de presse est indispensable pour révéler les tragédies invisibles, en particulier lors des crises. Il était l’invité de la semaine d’ONU Info Genève. 

Votre cérémonie de remise de prix était organisée en présence de deux Prix Nobel de la paix, dont un journaliste russe. S’agissait-il d’un symbole, au regard du contexte actuel ?

Oui, cette cérémonie était très symbolique et très forte. Je tiens à saluer la présence des deux Prix Nobel à Genève. Pour toute notre profession, leur nomination a été un moment miraculeux. Dans cette période particulière, le Comité Nobel a voulu marquer, par ce prix, le fait que la vérité était attaquée partout dans le monde. Or, face à cette tendance, il y a des personnes qui se dressent, comme certains se dressaient jadis devant les chars. C’est le cas de Dmitry Muratov, rédacteur en chef du journal Novaïa Gazeta, et de Maria Ressa, créatrice du site d’information Rappler. Ce sont pour moi des héros du journalisme.

Le prix porte le nom de l’ancien Secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan. Pourquoi ?

Effectivement, cela pourrait paraître étonnant qu’une figure politique prête son nom à un prix du dessin de presse, censé être subversif et corrosif. Mais il se trouve que Kofi Annan était le Président d’honneur de notre fondation. Il a été l’inspirateur du mouvement Cartooning for Peace. Tout le monde connaît de lui sa carrière à l’ONU et son prix Nobel de la paix. Mais ce qu’on ne sait pas, c’est qu’il était fan du dessin de presse. C’était un engagement réel de sa part. Quand notre lauréat précédent, le turc Musa Kart, n’a pas pu se rendre à Genève pour recevoir son prix car il risquait la prison, Kofi Annan nous a confié avoir écrit personnellement [au Président] Erdogan pour plaider sa cause.

Les conditions de travail des dessinateurs de presse se compliquent, même en Europe. Comment peuvent-ils couvrir le conflit en Ukraine ?

Ils ne peuvent faire que leur métier, qui est de mettre en image – en un raccourci éclairant, symbolique et frappant – la vérité de ce qui se passe. Il faut pouvoir souligner la brutalité des dirigeants. Face à la propagande et au mensonge, le dessin de presse est là pour nous montrer le dessous des choses. En fait, il donne à voir. Il montre. De manière encore plus efficace que les mots, il désamorce donc la propagande.

La Fondation Freedom Cartoonists organise également jusqu’au 31 mai une exposition dédiée aux dessins pour la liberté, sur le Quai Wilson à Genève. Pourquoi avoir choisi le climat comme l’un des quatre thèmes principaux ?

Le climat est un thème où le dessin peut faire beaucoup. Les mots sont fatigués : on ne sait plus comment mobiliser la société civile. Or, il y a encore des idées de dessins de presse à exploiter. Dans notre exposition, nous avons notamment choisi de valoriser l’œuvre de l’iranien Amin Aghaei, qui montre un petit bloc de glace en train de fondre. On aurait pu s’attendre à ce qu’il y ajoute un ours polaire ou un pingouin tout seul. Mais non, il a préféré dessiner une patineuse artistique, qui tourne sur elle-même. Il ne lui reste plus que ce tout petit morceau de glace pour finir son mouvement. C’est une très belle image : un ballet fatal, une dernière danse avant que la banquise ne coule.

Cela prouve qu’il y a encore des images qui arrivent à trouver le chemin de l’émotion, quand on parle du climat. Cela doit nous faire réagir.

La Journée mondiale de la liberté de la presse était centrée sur le thème « Le journalisme sous l’emprise du numérique ». Que dire du dessin de presse, dans un monde où tout devient polémique et où chaque micro-événement devient un débat virulent en ligne ?

Le problème d’Internet, c’est qu’on ne sait jamais qui parle, ni d’où provient l’information ou qui la manipule. Je pense que le dessin de presse n’est ni dépassé, ni remplacé par les « memes », ces photos-montages humoristiques qui deviennent viraux. Ces derniers sont souvent utilisés dans des stratégies de désinformation. Maria Ressa qualifie l’impact des réseaux sociaux sur l’opinion publique de « boue toxique qui déferle sur nous ».

De fait, face à la désinformation et à la propagande, le dessin de presse est une voix identifiée. Il représente une opinion honnête, contre le tout-venant d’Internet. Il est donc indispensable, surtout à l’heure où on ne sait pas qui parle. Toutefois, il convient d’être vigilant quant à la pression de la société sur la liberté d’expression. En tant que dessinateurs de presse, nous recevons une demande croissante de proposer un humour « comme il faut », respectueux. Mais, nous ne devons jamais censurer notre discours face aux susceptibilités extrêmes.

Ecoutez l’interview complète de Patrick Chappatte pour ONU Info Genève.