Fil d'Ariane
LE COMITÉ DES DROITS DE L’HOMME FÉLICITE LA TUNISIE DE SES PROGRÈS – MAIS DES QUESTIONS SUBSISTENT SUR LA JUSTICE, LA DISCRIMINATION ET LA SURPOPULATION CARCÉRALE
La Tunisie a fait des progrès, notamment la création d’institutions de promotion des droits de l’homme, comme la Cour constitutionnelle et des comités spécialisés, ou encore les formations dispensées aux magistrats. Mais des questions demeurent en ce qui concerne l’indépendance des juges et les effets d’un état d’urgence prolongé dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Des préoccupations subsistent aussi en matière de discrimination en Tunisie.
D’autre part, sur les 21 634 prisonniers recensés dans le pays, 51% attendent la tenue de leur procès. Les prisons sont surpeuplées, certaines étant remplies au double de leur capacité, et les statistiques montrent aussi qu’il y aurait en moyenne 34 décès par an dans les prisons tunisiennes.
Tels ont été parmi les principaux points soulevés par les membres du Comité des droits de l’homme, hier après-midi et ce matin, alors qu’ils examinaient le sixième rapport soumis par la Tunisie au titre du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Le Comité s’est dit informé qu’il y aurait en Tunisie une forme de ségrégation raciale, avec « des bus pour les blancs et des bus pour les noirs ». En outre, des édiles refuseraient de célébrer des unions de femmes musulmanes avec des hommes non musulmans.
Des questions des experts ont porté sur l’indépendance du pouvoir judiciaire, notamment les modalités de désignation, de gestion de carrière et de révocation des juges de la Cour constitutionnelle ainsi que des magistrats du siège et du parquet. D’autre part, un expert a voulu connaître les raisons ayant conduit, en mars 2018, à la non-reconduction du mandat de la Commission de vérité et de dignité.
S’agissant enfin de la lutte contre le terrorisme dans le cadre de l’état d’urgence, des questions ont porté sur la base juridique justifiant le placement en résidence surveillée de 149 personnes suspectes.
Présentant le rapport de son pays, M. Ayachi Hammami, Ministre auprès du Chef du Gouvernement, chargé des relations avec les instances constitutionnelles et la société civile, chargé également des droits de l’homme, a rappelé que son pays avait connu des bouleversements majeurs au lendemain de la révolution de 2011.
Depuis lors, la Tunisie a adhéré au Statut de Rome, aux protocoles facultatifs se rapportant au Pacte, à la Convention contre la torture ou encore à la Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels.
Pour autant, tous les objectifs inscrits dans le Pacte ne sont pas encore atteints, a admis M. Hammami. La torture, bien qu’interdite, est encore pratiquée dans les prisons, l’égalité salariale entre hommes et femmes inscrite dans la Constitution n’est pas encore réalisée, l’état d’urgence continue de soulever des questions et nombre de sujets, notamment ceux portant sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre, n’ont pas encore été tranchés, a dit M. Hammami.
Pendant le débat, la délégation a précisé que l’état d’urgence, dont le but est de contrer la menace terroriste, était appliqué sous la surveillance de la justice et moyennant les garanties prévues par la loi.
La délégation tunisienne était composée, notamment, de représentants des Ministères des affaires étrangères ; de l’intérieur ; de la défense nationale ; de la justice ; et de la femme, de la famille, de l’enfance et des séniors. La Commission nationale de coordination, d’élaboration des rapports et de suivi des recommandations dans le domaine des droits de l’homme était également représentée.
Les observations finales du Comité sur le rapport de la Tunisie seront rendues publiques à l'issue de la session, le 27 mars prochain.
Le Comité entamera cet-après midi, à 15 heures, l’examen du rapport de la République centrafricaine (CCPR/C/CAF/3).
Présentation du rapport
Le Comité est saisi du sixième rapport de la Tunisie (CCPR/C/TUN/6), préparé sur la base d’une liste de points à traiter soumise par le Comité.
M. AYACHI HAMMAMI, Ministre auprès du Chef du Gouvernement, chargé de la relation avec les instances constitutionnelles et la société civile, chargé également des droits de l’homme, a annoncé avoir pris ses fonctions vendredi dernier, après la formation du nouveau Gouvernement tunisien. Il a assuré que son pays accordait une grande importance à la question des droits de l’homme. Depuis que la Tunisie a été examinée par le Comité en 2008, elle a connu des bouleversements majeurs lancés par la « révolution de la liberté et de la dignité » de février 2011.
Bien que la Tunisie ait rejoint le Pacte au lendemain de son indépendance [en 1956], la période prérévolutionnaire était marquée par une politique des droits de l’homme fondée sur de seuls slogans. La révolution a changé la donne, a dit M. Hammami. La première décision du gouvernement de transition a été le retrait des réserves de la Tunisie à la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes. Il a ensuite adhéré au Statut de Rome, aux protocoles facultatifs se rapportant au Pacte, à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Un bureau du Haut-Commissariat aux droits de l’homme a en outre été ouvert et des invitations permanentes lancées à tous les titulaires de mandat de procédure spéciale.
La Tunisie a également adopté une nouvelle Constitution, adhéré à la Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels (Convention de Lanzarote), devenant ainsi le premier État non européen à adhérer à cet instrument. Elle aussi a soumis son instrument d’adhésion à la Convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique. De plus, le nouveau gouvernement issu des dernières élections a décidé d’organiser des élections locales, de continuer de respecter le moratoire sur la peine de mort en vigueur depuis trois décennies, le but étant l’abrogation de cette peine capitale.
Pour autant, en dépit de toutes ces réalisations, la Tunisie n’a pas encore atteint tous les objectifs inscrits dans le Pacte, a admis M. Hammami. La torture, qui n’est certes pas une politique d’État, est cependant encore pratiquée dans les prisons, qui sont par ailleurs surchargées. Bien que l’égalité salariale entre hommes et femmes soit inscrite dans la Constitution, les inégalités persistent. Le dialogue national qui se poursuit n’a pas encore tranché les questions portant – notamment – sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre. L’état d’urgence en vigueur continue aussi de soulever des questions, a reconnu le Chef de la délégation, ajoutant que son pays était désireux d’évoluer sur toutes ces questions.
Examen du rapport
Questions et observations des membres du Comité
Un expert a commencé par noter qu’un écart de treize ans séparait la présentation de ce rapport du précédent. Il a également observé que l’état d’urgence, qui est un régime d’exception, était constamment prorogé : l’expert a souhaité connaître comment la délégation évaluait l’impact de ce régime sur les droits de l’homme.
Le même expert s’est interrogé sur les modalités de désignation des juges de la Cour constitutionnelle et sur leur indépendance. D’autres questions de l’expert ont porté sur la nouvelle institution nationale des droits de l’homme envisagée par la Tunisie, s’agissant notamment de sa conformité aux Principes de Paris édictés par l’Alliance mondiale des institutions nationales de droits de l’homme et de la nomination de ses membres. L’expert s’est aussi interrogé sur les mesures envisagées par la Tunisie pour faire connaître le Pacte à tous les acteurs du secteur judiciaire.
Un autre expert s’est penché sur la question de la justice transitionnelle : il a demandé à la délégation de donner des statistiques sur le nombre d’affaires traitées et le montant des réparations versées par la Commission de vérité et de dignité. Il a voulu connaître les raisons ayant conduit, en mars 2018, à la non-reconduction du mandat de la Commission. De plus, quel est le bilan des treize chambres spécialisées établies par la loi sur la justice transitionnelle, a voulu savoir l’expert.
Sur la base des informations reçues par le Comité, il existerait en Tunisie une forme de ségrégation raciale, avec, par exemple, « des bus pour les blancs et des bus pour les noirs ». La délégation a été invitée à donner au Comité des informations en ce qui concerne la lutte contre les discriminations en général et sur la base de la race en particulier.
Le Comité est aussi informé de la pratique d’un examen anal en cas de suspicion de sodomie, une pratique sexuelle est interdite en Tunisie. Ce type de test est contraire à l’article 7 du Pacte, a souligné une experte. Elle a également soulevé la question des mariages mixtes (entre une femme musulmane et un homme non musulman) et des mariages coutumiers. Dans le premier cas, des maires refuseraient de célébrer ces unions – qui ne sont pourtant pas interdites – en invoquant la clause de conscience ; les mariages coutumiers seraient, quant à eux, une manière de contourner l’interdiction de la polygamie.
Un expert a jugé stigmatisant l’entretien préalable pendant lequel une femme souhaitant avorter doit dévoiler son statut marital et les circonstances de sa grossesse.
S’agissant de la lutte contre le terrorisme dans le cadre de l’état d’urgence, le Comité a été informé du placement en résidence surveillée de 149 personnes suspectes. Un expert a voulu connaître la base juridique justifiant cette décision. Il a également demandé des informations sur la procédure d’adoption d’une loi organique destinée à rendre l’état d’urgence conforme aux dispositions du Pacte.
Le Comité a également demandé des informations sur le nombre de plaintes reçues pour des faits de violences faites aux femmes, et le nombre d’enquêtes, condamnations et réparations pour ces faits ; ainsi que sur les mesures envisagées pour officialiser le moratoire sur la peine de mort, voire l’abroger.
La délégation a été invitée à donner des informations sur le nombre de cas de traite des personnes dont la justice est saisie, le nombre de condamnations prononcées et les réparations accordées.
Le Comité, ont dit ses membres, est saisi d’informations selon lesquelles il arrive que la police tunisienne fasse signer des décharges à des prévenus pour qu’ils renoncent à voir un avocat. Il a aussi été informé que des civils ont été traduits devant la justice militaire, notamment des journalistes ayant critiqué les militaires ou des personnes impliquées dans des actes de violence domestique. La délégation a été priée de dire où en était l’adoption d’une loi sur les disparition forcée, comme l’avait recommandé le Comité des disparitions forcées.
Le Comité sait également que, sur les 21 634 prisonniers recensés en Tunisie, 51% attendent la tenue de leur procès. Les prisons sont surpeuplées, certaines étant remplies au double de leur capacité. Les statistiques montrent aussi qu’il y aurait en moyenne 34 décès par an dans les prisons tunisiennes. Un expert a interrogé la délégation sur l’effet des mesures inscrites dans la loi 2001-52 relative à l’organisation des prisons. Il a également demandé à connaître les mesures adoptées pour réduire le nombre des décès en détention ainsi que le résultat des enquêtes menées à ce sujet.
En matière de justice, un expert a demandé à la délégation de dire qui nommait les magistrats du siège et du parquet et qui était chargé de la gestion de leur carrière. Il a également voulu savoir si la police judiciaire était placée sous l’autorité du parquet, dans le contexte où la police judiciaire dépend en Tunisie du ministère de l’intérieur et non du ministère de la justice. La Tunisie entend-elle, par ailleurs, dépénaliser l’entrée irrégulière dans son territoire, afin de régulariser sa situation avec le Pacte, a demandé un autre expert.
D’autres préoccupations ont été exprimées par les membres du Comité s’agissant de la baisse du nombre d’ONG enregistrées en Tunisie ; du harcèlement et de l’arrestation de journalistes ; de la faible participation à la vie publique des femmes et de la minorité noire en Tunisie ; ou encore du statut des personnes transgenres dans le système de justice tunisien.
Réponses de la délégation
Répondant aux questions des experts, la délégation a affirmé que le Gouvernement avait créé un certain nombre de comités chargés d’appliquer les recommandations des organes de traités. Parmi ces comités on trouve ceux chargés de passer en revue et de réexaminer le code pénal, le code de procédure pénale et la loi sur l’état d’urgence. Un autre comité est chargé de veiller à la conformité des lois tunisiennes avec les obligations internationales de la Tunisie.
La formation des juges sur les dispositions du Pacte est obligatoire. Tous les juges reçoivent une formation en matière de droits de l’homme, de prévention de la torture et de protection des droits sociaux et culturels. Ces formations sont assurées par le Conseil suprême de la justice et le ministère de la justice, en coopération avec le Haut-Commissariat aux droits de l’homme, l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) ou le Conseil de l’Europe. D’autre part, Les juges de première instance sont régulièrement formés à la question de la traite des personnes.
Les cas de renvoi de civils devant les tribunaux militaires sont très rares, a tenu à assurer la délégation.
La loi organique 2015-50 qui crée la Cour constitutionnelle stipule, entre autres, que ses membres doivent professionnels, neutres, ne pas avoir été membres ni candidats d’un parti politique et n’occuper aucune autre fonction que celle de membre de la Cour. Son président est élu par ses pairs. L’institution des droits de l’homme jouit de la même indépendance ; ses membres doivent être professionnels et intègres et ne peuvent pas être révoqués pour des avis exprimés dans le cadre de leurs fonctions.
Les femmes sont très représentées dans le secteur judiciaire : elles comptent pour 48% des juges, a chiffré la délégation.
L’état d’urgence a pour but est de contrer la menace terroriste. Il est appliqué sous la surveillance de la justice et moyennant les garanties procédurales prévues par la loi. La garde à vue dure cinq jours, renouvelable une fois. Le suspect peut, dans un délai de 48 heures, rencontrer un avocat et être avoir accès à son dossier. Un projet de loi visant à revisiter le cadre de cet état d’urgence est en cours d’examen à la commission des lois de la Chambre des représentants, a indiqué la délégation.
Des mesures sont en outre prises pour améliorer les méthodes d’interrogatoire et les conditions de détention, a indiqué la délégation.
La loi no 50 de 2018 relative à l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale contient une définition de la discrimination conforme aux conventions internationales. La discrimination raciale entraîne des peines alourdies, d’un à trois ans d’emprisonnement, si l’acte a été commis pour inciter à la haine ou à la ségrégation. La même loi prévoit la création du comité national de lutte contre la discrimination raciale, démarche qui est proche d’aboutir, a dit la délégation.
La Tunisie est sortie du déni sur la discrimination raciale, a ensuite affirmé la délégation, attribuant cela au travail de la société civile et des médias. Une loi a été adoptée par l’Assemblée des représentants du peuple pour réprimer sévèrement la discrimination sur la base de la race. Des Tunisiens noirs sont présents dans les hautes fonctions, au Parlement, dans les ministères, dans la diplomatie et dans les sphères artistiques et sportives, a assuré la délégation.
En raison de la complexité sociétale, religieuse, philosophique et anthropologique de la question de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre, il faut laisser à la société tunisienne le temps de la réflexion et de l’évolution, y compris sur le plan législatif, a demandé la délégation.
Par ailleurs, concernant la question de l’examen anal, régi par l’article 230 du code pénal, la délégation a tenu à rappeler qu’il s’agissait là d’un héritage colonial. C’est le Gouverneur général de France qui l’a imposé aux Tunisiens en 1913, à l’époque où la France pratiquait ce test. La Tunisie prévoit, dans le cadre de ses réformes à venir, d’abroger l’article 230 du code pénal.
S’agissant de la stigmatisation des mères célibataires, problème évoqué par le Comité, la délégation a indiqué que l’agent public qui insulte une mère célibataire commet une infraction au code de conduite de la fonction publique, au droit à la citoyenneté et au droit à la protection des filles-mères. La victime a donc le droit de saisir la justice. Le code de conduite stipule que les agents de l’État sont censés agir sans considérations politiques, morales ou religieuses. Aucune loi n’interdit ni n’incrimine en Tunisie les grossesses hors mariage, a aussi assuré la délégation.
Remarques de conclusion
M. HAMMAMI a déclaré que, sur la base des questions du Comité, sa délégation avait conclu que la Tunisie devait se concentrer davantage sur la mise en œuvre pratique des textes de loi promouvant les droits civils et politiques. C’est que la délégation rapportera une fois rentrée au pays. Elle recommandera aussi de se concentrer davantage sur la formation des juges et autres agents de l’État, a conclu M. Hammami.
M. AHMED AMIN FATHALLA, Président du Comité, a remercié la délégation pour les informations apportées au Comité. Il s’est réjoui de la création par la Tunisie d’institutions de promotion des droits de l’homme, comme la Cour constitutionnelle, les comités spécialisés ou encore les formations dispensées aux magistrats du siège et du parquet. Maintenant, le Comité est désireux d’avoir davantage d’informations sur le code pénal, la justice transitionnelle, la collecte de données au sujet de la discrimination raciale, entre autres, a demandé le Président.
Ce document est destiné à l'information; il ne constitue pas un document officiel
CCPR20.003F