Fil d'Ariane
PLEINS FEUX - De l’importance du droit au logement, surtout depuis que « rester à la maison » est devenu le mot d’ordre pour conjurer la COVID-19
Dhaka, Bangladesh. UN Photo/Kibae Park.
Alors que les prix de l’immobilier et le nombre de sans-abri ne cessent de croître dans les grandes métropoles et que les ménages, en particulier les plus modestes, consacrent une part croissante de leurs revenus à se loger – une décision dans un domaine tel que celui du logement peut avoir un impact considérable sur notre quotidien. A fortiori, comme le souligne Leilani Farha, ancienne Rapporteuse spéciale pour le droit au logement* dans cette interview avec le Service de l'information de l'ONU à Genève, maintenant que « rester à la maison » est devenu la prescription courante utilisée par les gouvernements pour conjurer la pandémie de COVID.
Vous avez été pendant six ans Rapporteuse spéciale sur le droit au logement convenable. Quels étaient votre mandat et les grandes orientations de votre action ?
J'ai été chargée de surveiller la jouissance de tous les aspects du droit au logement, dans tous les pays, pour tous. C’est un mandat énorme et intimidant !
J'ai passé beaucoup de temps à analyser la manière dont la financiarisation du logement - le processus de transformation des maisons en actifs financiers et en investissements, généralement par le biais de fonds spéculatifs et de sociétés de capital-investissement - portait atteinte au droit au logement dans différents contextes, au Nord comme au Sud.
J'ai appris que cela avait des effets dévastateurs sur les personnes qui vivent dans ces maisons, qui sont généralement soumises à une augmentation des loyers, à une diminution de l'habitabilité et des services fournis et à des menaces d'expulsion accrues.
Mais cela a également un impact plus général sur les villes : la financiarisation augmente les loyers locaux et les prix des logements, rendant les villes invivables pour tous, sauf pour les plus riches.
Les financiers mettront le profit avant tout. Récemment, aux États-Unis, un grand propriétaire financiarisé a envoyé à un locataire qui avait du mal à payer son loyer une note d’information expliquant comment gagner de l'argent en vendant son plasma et ses cheveux ! Ils suggèrent littéralement que les gens vendent des parties de leur corps pour payer le loyer !
J'ai également essayé de faire connaître le droit au logement à un public plus large. Pendant mon mandat, j'ai souvent complété mes rapports officiels de l'ONU en ayant recours à d'autres supports. Par exemple – c’était une première ! – j’ai montré des photos tout en présentant au Conseil des droits de l'homme de l’ONU mon rapport thématique sur le sans-abrisme. Et aux côtés du réalisateur Fredrik Gertten, j'ai réalisé un long métrage, intitulé PUSH, sur la financiarisation à travers le monde.
Quel a été votre travail au quotidien ? Quels sont, selon vous, les aspects les plus importants du travail d’un titulaire de mandat ?
Les rapporteurs sont idéalement situés pour transmettre aux personnes qui occupent les plus hautes fonctions les messages venus du terrain. J'ai toujours eu le sentiment que le rôle de rapporteur s'apparentait à celui d'un fonctionnaire, mais sur la scène mondiale. J'ai ressenti comme un devoir de dire ce qui devait être dit pour protéger et réaliser les droits des groupes marginalisés et privés de leurs droits.
En tant que premier avocat à occuper le poste de rapporteur sur le logement convenable, je voulais montrer aux gouvernements et aux ONG que cela signifie quelque chose de « réaliser » le droit au logement, que ce droit est concret et peut être mis en œuvre une fois compris.
J’ai dû également présenter deux rapports par an - un au Conseil des droits de l'homme et un à l'Assemblée générale. Ces rapports portent sur des sujets de votre choix - des questions que vous identifiez comme urgentes pour le droit au logement - et ils nécessitent beaucoup de travail : des consultations détaillées, beaucoup de recherches et des semaines de rédaction.
J’ai passé beaucoup de temps loin de mon bureau, de chez moi et de ma propre famille. J'ai passé beaucoup de temps sur le terrain, soit pour des visites officielles (les rapporteurs en effectuent au moins deux par an), soit lors de visites non officielles (pour donner des conférences). Une journée type pouvait durer environ 14 heures, enchaînant réunions et visites de sites. Cela impliquait de s'entretenir avec les gouvernements locaux ou nationaux et avec les décideurs pour les sensibiliser au droit au logement et les guider sur la voie de la conformité à ce droit.
Cela impliquait également de se rendre chez les titulaires de droits, qui sont experts de leur propre vie, et d'apprendre d'eux la réalité de leur situation en matière de logement. Rencontrer des gens chez eux constitue probablement la partie la plus importante du rôle de rapporteur spécial sur le logement convenable : il s’agit d’apprendre à être un auditeur actif et respectueux.
Fin 2019, vous vous réjouissiez que le Portugal adopte une loi globale sur le logement conformément à l’une de vos recommandations. En quoi diriez-vous que ce résultat est important pour les Portugais ?
Le Portugal est l'un des pays qui a le plus souffert de la crise financière mondiale et celle-ci a eu un impact énorme sur la jouissance du droit au logement dans le pays. Le Portugal a connu une insécurité croissante en matière de logement ; se loger est devenu de moins en moins abordable et de nombreuses personnes se sont retrouvées sans abri. Aussi, l'adoption de la loi sur le logement dans le pays, conformément à la recommandation que j'avais faite au gouvernement, a-t-elle marqué un tournant pour le droit à un logement convenable. La loi reconnaît que le logement est un droit de l'homme et met au cœur du dispositif des principes essentiels de droits de l'homme tels que la participation, la non-discrimination et l'universalité.
Le succès de la loi, tout comme l’importance qu’elle revêt pour les Portugais, repose sur le pouvoir de ses dispositions d’amener à un logement conforme aux droits de l'homme. Par exemple, la loi interdit d’expulser des personnes à moins que le gouvernement ne leur fournisse une alternative de logement convenable. Elle garantit également que les personnes sans abri ne se voient pas refuser la possibilité d'obtenir des services au motif qu'elles n'ont pas d'adresse - ce qui est très courant dans d'autres pays et conduit à toute une série de résultats négatifs, y compris l'enracinement de la pauvreté et le sans-abrisme.
Des lois comme celles-ci sont essentielles, car elles donnent une substance réelle et justiciable au droit international des droits de l'homme. En adoptant cette loi, le Portugal a donné l'exemple ; il a contribué à créer un important précédent, montrant aux autres États que de telles lois sont possibles, efficaces et nécessaires.
Auriez-vous d’autres exemples concrets d’actions que vous avez entreprises et qui, selon vous, ont finalement eu un impact réel et fait la différence dans la vie des gens ? Quel est l’accomplissement dont vous êtes le plus fière ?
Le fait d’être rapporteur vous offre une plate-forme internationale où vous avez une vraie chance de faire réellement changer les choses. C’est une énorme responsabilité. Aux côtés de mon équipe, nous avons remporté de nombreuses victoires dont je suis fière.
À la fin de mon mandat, j'ai publié les Lignes directrices relatives à la réalisation du droit à un logement convenable où j'ai fourni un cadre aux gouvernements et aux autres acteurs pour réaliser progressivement ce droit conformément à leurs obligations.
Je sais que ce rapport est utilisé dans de nombreux pays à travers le monde pour générer un changement dans la façon dont le logement est perçu et dont la politique du logement est élaborée et mise en œuvre. L'autre jour, nous avons appris que les Lignes directrices étaient utilisées pour lutter contre le sans-abrisme à Los Angeles. Auparavant, nous avions entendu dire qu'elles étaient utilisées pour éclairer les discussions en Irlande concernant un amendement constitutionnel.
Bien sûr, il y a aussi eu, pendant mon mandat, la pandémie de COVID-19 qui a frappé le monde et j'ai très vite réalisé à quel point cela aurait un impact énorme sur le logement et combien un logement convenable était important pour protéger les gens du virus. Pour cette raison, je me suis rapidement mise à rédiger un ensemble de notes d'orientation sur divers aspects du logement, y compris les expulsions, la financiarisation et les campements, afin de montrer aux gouvernements du monde entier comment ils devraient s'acquitter de leurs obligations en matière de droits de l'homme dans le contexte de la pandémie. Ces notes d'orientation sont largement citées et ont été utilisées pour orienter les efforts visant à réaliser progressivement le droit au logement pendant la crise de COVID-19.
Vous êtes aujourd’hui la Directrice de The Shift, une initiative que vous avez lancée en partenariat, notamment, avec le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH). Pouvez-vous nous en dire davantage sur cette initiative?
Lorsque j’étais Rapporteuse spéciale, j'ai réalisé qu'il y avait un réel besoin d'une organisation œuvrant à l'échelle mondiale pour garantir le droit de l'homme au logement conformément au cadre international des droits de l'homme. Il y a tellement de très bonnes organisations qui s’occupent de logement au niveau national, mais si peu de voix internationales qui relient tous ces efforts.
The Shift a été conçu à l'origine en 2017 comme un partenariat entre moi, en tant que rapporteuse des Nations Unies, le HCDH et les Cités et Gouvernements Locaux Unis (CGLU). C'était un partenariat très ciblé. Le HCDH est la plus haute instance des droits de l'homme au sein du système des Nations Unies et, à ce titre, mérite un respect considérable. CGLU représente plus de 250 000 gouvernements locaux dans le monde et nous savons tous que les villes sont en première ligne de la crise du logement. D’où la force et la pertinence de ce partenariat à trois.
The Shift a été lancé en tant qu'organisation en 2020 après que j’ai achevé mon mandat de rapporteuse de l'ONU. De toute évidence, 2020 a été l'année où le monde est devenu presque méconnaissable. Il est clair que le logement et la pandémie mondiale sont inextricablement liés.
Un mouvement mondial visant à garantir le droit au logement est devenu encore plus important maintenant que « rester à la maison » est devenu la prescription courante utilisée par les gouvernements pour conjurer la pandémie de COVID à laquelle le monde est confronté.
Avec plus de 1,8 milliard de personnes vivant sans abri ou dans des logements totalement inadéquats, il est devenu plus urgent que jamais de garantir un logement de meilleure qualité et plus adéquat, conformément aux obligations en matière de droits humains.
Depuis que la pandémie a commencé à frapper, nous travaillons directement avec les gouvernements - en particulier au niveau local avec les municipalités - pour mettre en œuvre des stratégies de logement fondées sur les droits. Nous avons également élaboré une législation type et amené les gouvernements à rendre compte de violations spécifiques en émettant des lettres de préoccupation.
Les gens me disent souvent que notre organisation, The Shift, est une bonne nouvelle (une « good news story ») et c'est exactement ce que nous voulons qu'elle soit !