Fil d'Ariane
Disparitions forcées : il y a dix ans, la Convention suspendait le temps
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En ce dixième anniversaire de l’entrée en vigueur de la Convention contre les disparitions forcées – dernier né des neuf traités onusiens relatifs aux droits de l’homme –, le Comité chargé de veiller au respect de cet instrument vient d’enregistrer sa millième demande d’action urgente. Face au crime de disparition forcée, il fallait absolument « suspendre le temps jusqu’à ce que le cas soit élucidé* », comme le préconisait Louis Joinet, véritable artisan de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. C’est précisément ce à quoi est parvenue la Convention à travers l’article 24, qui consacre le droit de savoir. Mais des défis subsistent.
Le défi de la ratification universelle
« La disparition crée un doute et une angoisse permanents, tandis que l’inaction et l’impunité contribuent à un pesant sentiment de menace », a rappelé il y a quelques jours la Haute-Commissaire aux droits de l’homme, Michelle Bachelet, faisant référence au dixième anniversaire de l’entrée en vigueur de la Convention à l’occasion du 150ème anniversaire de l’Agence centrale de recherches du Comité international de la Croix-Rouge.
« Aucune femme, aucun homme ni aucun enfant ne devrait jamais être effacé, en secret, de la surface de la terre. Il est essentiel d’assurer la ratification universelle de la Convention », a-t-elle insisté.
La Convention, entrée en vigueur le 23 décembre 2010, comptait 30 Etats parties lorsque le Comité des disparitions forcées a tenu sa première séance publique, le 8 novembre 2011. Aujourd’hui, elle en compte certes plus du double – 63 exactement – mais cela ne représente à peine qu’un tiers des Etats Membres de l’ONU.
Ce faible taux de ratification est probablement le plus grand défi auquel la Convention reste confrontée. Outre le fait que cet instrument puisse faire peur à certains Etats, « en particulier ceux dans lesquels une pratique de disparitions forcées prévaut à l’heure actuelle et qui peuvent donc hésiter à se soumettre au contrôle du Comité », deux autres raisons fondamentales peuvent expliquer que ce taux de ratification reste faible, estime Olivier de Frouville, expert membre du Comité. « La première, c’est qu’il s’agit d’une convention qui est compliquée […], assez technique […] et on n’a sans doute pas suffisamment investi dans un appui, une assistance, aux Etats parties pour ratifier [cet instrument] ». La seconde, c’est qu’« il y a beaucoup d’Etats qui ne se sentent pas forcément concernés parce qu’ils n’ont pas eu de pratique de disparition forcée par le passé et ne connaissent pas de situation de disparition forcée actuellement sur leur territoire ; et donc ils pensent qu’au fond, ce n’est pas une convention pour eux». Or, « c’est une erreur », souligne l’expert, « car toute une partie de la Convention concerne la coopération internationale : les Etats doivent coopérer à la fois pour venir en aide aux victimes et aussi pour lutter contre l’impunité des auteurs de disparitions forcées ».
De nouvelles armes pour lutter contre les disparitions forcées
Interrogé sur le bilan de cette décennie écoulée, Olivier de Frouville juge difficile de dégager une conclusion générale de la situation. « Aujourd’hui, malheureusement, [la disparition forcée] est une pratique qui s’est répandue partout dans le monde », observe-t-il. Néanmoins, poursuit-il, «il faut avoir une évaluation au cas par cas […]: il y a des situations qui, effectivement, se sont améliorées et d’autres qui se sont aggravées pendant ces dix ans».« L’amélioration fondamentale […] c’est qu’on a de nouvelles armes pour lutter contre la disparition forcée », souligne l’expert.
Ces armes, ce sont notamment la possibilité pour le Comité d’examiner des demandes d’action urgente (article 30 de la Convention), de recevoir des plaintes individuelles (article 31), d’effectuer des visites in situ (article 33) ou encore de porter en urgence à l’attention de l’Assemblée générale des informations qui lui semblent fondées laissant entendre que la disparition forcée est pratiquée de manière généralisée ou systématique sur le territoire relevant de la juridiction d'un État partie (article 34). Et comme c’est le cas pour tout autre organe conventionnel, le Comité examine aussi les rapports qui lui sont soumis par les Etats parties sur les mesures qu’ils ont prises pour donner effet aux dispositions de la Convention .
Si le Comité n’a jusqu’ici encore jamais eu recours aux articles 33 et 34, et si seules trois plaintes ont pour l’heure été examinées au titre de l’article 31, il n’en va pas de même pour les demandes d’action urgente, dont la millième vient tout juste d’être enregistrée par le Comité, « ce qui montre l’actualité du phénomène et sa gravité également », souligne la Secrétaire du Comité, Albane Prophette-Pallasco. « A ce jour, les personnes disparues ont été retrouvées dans 90 des 1000 actions urgentes qui ont été enregistrées », précise-t-elle.
Des raisons d’espérer
Un bilan nuancé donc, mais qui n’en comporte pas moins quelques raisons d’espérer. Le 2 octobre dernier, en effet, le Mexique a officiellement fait la déclaration prévue à l’article 31 de la Convention, en vertu de laquelle il reconnaît désormais la compétence du Comité pour recevoir et examiner des communications présentées par des personnes ou pour le compte de personnes relevant de la juridiction mexicaine qui se plaignent d’être victimes d’une violation, par le Mexique, des dispositions de la Convention.
Cette déclaration n’est pas anodine lorsque l’on sait que sur le millier de demandes d’action urgente reçues par le Comité depuis sa création, l’immense majorité concernent deux Etats parties : l’Iraq et le Mexique.
En outre, fait remarquer Albane Prophette-Pallasco, pas moins de 66 Etats ont fait part, dans le cadre de l’Examen périodique universel, de leur intention de ratifier la Convention ou d’y adhérer.
Une Convention plus importante que jamais en cette période de pandémie
Lors de l’ouverture de la 18ème session du Comité, le 4 mai dernier, il a été rappelé que la Convention est claire sur le fait qu’aucune circonstance exceptionnelle ne peut être invoquée pour justifier une disparition forcée – un principe qui s'applique évidemment dans le cadre de la COVID-19. Ce jour-là, alors que la première vague de COVID et les premières mesures de confinement touchaient le monde depuis plusieurs semaines, le Président du Comité faisait observer que « dans certains pays, pour répondre à la pandémie, des corps ont pu être brûlés à la hâte, sans identification préalable », avant d’ajouter qu’il pensait « aux familles qui craignent que leurs disparus aient subi un tel sort ».
Des familles qui doivent savoir que le Comité peut leur venir en aide, à condition que les Etats démontrent officiellement leur engagement contre ce crime odieux en ratifiant la Convention.
* JOINET Louis, Mes raisons d’Etat. Mémoires d’un épris de justice, La Découverte, Paris, 2013, 350 pages.